Les désarrois des soldats de l’opération «Turquoise»
Les désarrois des soldats de l’opération «Turquoise»
Dans la zone qu’ils contrôlent, les soldats de l’opération «Turquoise» attendent la relève de l’ONU. Alors qu’ils sont confrontés à mille tâches, leur mission reste ambiguë. Et délicate…Ce fut, naguère, un bâtiment voué aux fastes du régime déchu. C’est désormais là, dans l’immense amphi de la préfecture de Kibuye, que s’esquisse le devenir de la «zone humanitaire de sécurité» (ZHS), établie le 4 juillet dans le sud-ouest du Rwanda par les troupes françaises. Du passé, le décor n’a retenu qu’un portrait haut perché du défunt président Juvénal Habyarimana. En guise de public, une centaine d’habitués hutus, résidents ou déplacés venus chercher refuge sous l’aile de l’opération «Turquoise». Théâtre aux armées? A la tribune, au pied de la scène que masque un immense rideau kaki, les acteurs ont pris place. Au centre, le colonel Patrice Sartre, patron du dispositif. C’est à lui qu’échoit, par la force des choses, un rôle délicat de composition: tout à la fois surveillant général, inlassable bienfaiteur et administrateur colonial. A ses côtés, quelques rescapés du répertoire d’hier: un bourgmestre, un médecin, deux anciens préfets. Et, non loin, ce duo de débutants noués par le trac: deux officiers – un Russe, un Autrichien – de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar), censée prendre sous peu la relève du contingent tricolore.
Gare au moindre accroc!
La pièce se joue tous les trois jours, lorsque se réunit en séance plénière le «comité d’initiative» local, mis sur pied par les «parrains» français. Sa mission? Combler le vide abyssal laissé par la débandade des notables, fuyant dans l’exil l’avancée du Front patriotique rwandais (FPR), maître à Kigali. Il sera question de pénurie de carburant, de latrines à creuser, des bâches que s’arrachent les sans-logis et des vivres dont ils manquent, du choléra, apparu la veille au camp voisin de Mabanza. Et, plus encore, du sort réservé par les vainqueurs à «ceux qui rentrent». L’inquiétude qu’éveille le départ annoncé du colonel, la terreur que suscite le FPR, la méfiance obstinée envers cette Minuar peuplée d’anglophones. A l’heure du passage de témoin entre soldats «turquoise» et Casques bleus – «tuilage», en jargon militaire – le moindre accroc s’avère fatal. Constat d’un officier épris d’Afrique: «En cas de fiasco, 500 000 déplacés filent illico au Zaïre. Un sans-faute. Et seuls quelques milliers choisiront l’exode.» «Un départ brutal, prédit en écho ce volontaire de Caritas, et c’est le chaos assuré.» Certes, après avoir juré de vider les lieux le 31 juillet, puis le 22 août, terme du mandat onusien, Paris envisage de différer quelque peu l’échéance. Scénario suggéré, au grand soulagement des Nations unies, par Edouard Balladur, lors de sa visite éclair à Goma et Kibuye. Certes, on promet de maintenir un bataillon de soutien logistique. Bien sûr, à Gikongoro (est de la zone), où une première compagnie ghanéenne a pris ses quartiers, des patrouilles mixtes s’ébauchent. Tandis que le détachement sénégalais s’emploie, dans le sillage des Français, à «conquérir» en douceur Kibuye. Sans doute finira-t-on par convaincre d’autres «amis africains» de fournir des Casques bleus. Ou par persuader le FPR de lever son veto à l’encontre des nations francophones du continent noir. Cela suffira-t-il? Qu’il s’agisse d’effectifs ou d’équipements, les promesses affluent, mais les actes tardent. La «zone sûre» paraît avant tout riche de zones d’ombre. Un patchwork de contingents peut-il agir avec autant de cohésion qu’une force homogène résolue, entre autres desseins, à entraver toute incursion du Front dans son sanctuaire? Epoque révolue, à en juger par le diagnostic qu’avancent en chœur un haut gradé tricolore et un observateur de la Minuar: «La ZHS fait partie intégrante du Rwanda, dont tout le monde, y compris la France, reconnaît le nouveau gouvernement. Dès lors, il s’agit de faciliter un transfert de souveraineté sans heurts.» Le consensus s’arrête là. «Turquoise, note amèrement l’officier onusien, a bloqué un temps l’horloge de l’Histoire. A nous de jouer avec, en prime, un désastre humanitaire imminent.» Singulier paradoxe: la France part en laissant, de fait, les clefs à un vainqueur combattu par les armes. Durement, au besoin. Flanquée d’un indolent troupeau de vaches et de chèvres, la maigre cohorte progresse sans hâte vers la frontière «franco-FPR». C’est ici, au col de Ndaba, que 65 000 Rwandais ont franchi la «ligne de contact» pour regagner leurs cases et leurs arpents. Comment deviner, au vu de cette paisible transhumance, que le tracé nord de la ZHS fut l’enjeu d’accrochages féroces? A la mi-juillet, un échange d’obus de mortier se solda ainsi par la mort de 12 combattants du Front. «Tir chanceux, convient un officier français, et qui aura porté. Le lendemain, l’un de leurs colonels s’est enquis des conditions d’admission à l’Ecole de guerre. Et, depuis, les tentatives de grignotage ont cessé. Il se borne, pour l’essentiel, à infiltrer des agents politiques venus prêcher le retour ou repérer les massacreurs.» Entrave-t-on leur croisade? «S’ils sont sans armes, non. D’ailleurs, nos intérêts convergent.» Le courant passe-t-il? Ce serait trop dire. On se voit, on se parle. Mais il arrive qu’un émissaire français, venu à l’improviste enquêter sur la mort suspecte de trois paysans, rentre bredouille après avoir lanterné une heure et demie face à une poignée de sous-fifres procéduriers. Et Kigali tient pour un camouflet la venue d’Edouard Balladur, le 31 juillet, dans la seule enclave échappant à son emprise. Pour quitter les huttes de branchages du camp de Ciyanika, Hamisi, jeune chef de chantier musulman, pose deux conditions: «Un, que les « inkontanyi » – maquisards du FPR – rentrent dans les casernes. Deux, que l’on désarme les Tutsi revenus du Burundi.» Dans le «no man’s land tacite» qui sépare les ultimes postes «turquoise» des guetteurs tutsi, naviguent au jugé et le ventre creux des déplacés hésitants. Le mal du pays et le spectre du choléra les poussent à rentrer. Les rumeurs de sévices, meurtres, bastonnades ou interrogatoires appuyés, infligés «en face» au nom de la chasse aux miliciens, déclenchent des refus désordonnés. «Comment? Je ne suis pas côté français?» Désemparé, ce Hutu vient d’apprendre que les contours du réduit épousent imparfaitement ceux de la préfecture de Kibuye. «Là-dessus, grommelle un officier supérieur, la Minuar nous a piégés. Elle a cédé au FPR.» Comment dissiper frayeurs et équivoques? Comment «fixer» le 1,2 million de déplacés hutu, tentés de suivre leurs protecteurs à l’heure du retrait comme ils suivirent leurs chefs dans la déroute? Sur le bureau du brillant lieutenant-colonel Erik de Stabenrath – un ancien de Sarajevo, comme le colonel Sartre – installé avec ses hommes au «village d’enfants» de Gikongoro, voici une imposante pile de tracts, rédigés en kinyarwanda: «Avis à la population. La guerre est finie, il ne faut plus avoir peur. Votre sécurité est garantie par la présence des forces françaises. Ceux qui vous incitent à fuir au Zaïre vous trompent. Là-bas, vous ne trouverez que la faim, la maladie, le désespoir et la mort (…). Tout individu surpris à piller ou à molester sera sévèrement puni.»
Un étonnant arsenal
Ce fut là la première tâche de Turquoise: restaurer un semblant de calme. A Cyangugu (extrême sud du lac Kivu), ville dépouillée jusqu’à l’os, on dut parfois faire le coup de feu contre les charognards, bandits armés et miliciens («interahamwe») en rupture de ban, friands de vivres, de tôles et de montants de fenêtre, aussitôt vendus côté zaïrois. Surpris en flagrant délit, les pillards devront un jour, sous la menace des légionnaires du lieutenant-colonel Jacques Hogard, ramener leur butin au dépôt du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Non loin de Gikongoro, dans ce poste avancé, les armes saisies quotidiennement enrichissent un étonnant arsenal. On y trouve des kalachnikovs, d’antiques MAS 36, voire un FM 24-29, mythique fusil-mitrailleur des campagnes d’Indochine. Caritas, Care, AICF: les trop rares organisations non gouvernementales (ONG) engagées dans le Sud-Ouest savent gré à Turquoise d’avoir «pacifié» la zone. Et de les épauler sans rechigner, dépannant, le cas échéant, un camion resté en carafe dans la forêt de Nyongwe. Quand elle n’assume pas seule la survie d’un camp de fortune. «Un appui logistique énorme», tranche Philippe (Solidarité). C’est donc sans allégresse que tous voient paras et marsouins remballer leur paquetage. L’action prendra souvent un tour très politique. On verra, ici, un officier recevoir la reddition d’une poignée de ministres. Ou éconduire, là, des notables en quête de retraite, avant d’inciter les cadres de l’armée vaincue à se dissocier d’un gouvernement en exil «qui a amplement démontré sa nullité». Parfois, tel sous-off cède à la tentation de faire la police ou d’administrer la justice. Excès de zèle inopportun, au dire de ce capitaine, partisan d’un retrait rapide: «On ne va pas enquêter sur un vol de moto et juger son auteur. Car, à ce stade, l’alternative est simple: ou partir ou rejouer la colonisation.» C’est que, dans un secteur guetté par l’anarchie, il fallut parer au plus pressé. «Plus d’Etat, constate le lieutenant-colonel Hogard. Un préfet disparu dans la nature. Aucune force de maintien de l’ordre. Pas l’ombre d’un service public. Nous avons donc remis en marche l’usine d’électricité et la centrale des eaux.» Là où, échappant au vent de folie antitutsi, gendarmes et gardes communaux ont tenté en vain d’entraver les pogroms, on s’efforce même de rétablir leur autorité. Prélude à la reconstruction d’une administration locale. Kibuye a son «comité», Gikongoro aura bientôt le sien. S’y côtoieront un journaliste, un médecin, un ingénieur agronome et un ex-ambassadeur à Moscou. Coincés entre le marteau FPR et l’enclume des miliciens impénitents, ces courageux volontaires risquent gros. Le seul fait d’avoir échoué en zone française les rend suspects aux yeux des uns. Tandis que les autres les affublent du costume peu flatteur de «collabos». Ainsi, Fidèle Uvyzeye, 46 ans, préfet de Gitarama, destitué en mai dernier, aujourd’hui chargé – tâche ingrate – de répartir les secours du camp de Nyamishaba. Parce qu’il prêche le retour, on le suspecte de complicité avec le FPR. «Franchement, j’ai peur», avoue ce géologue formé à l’école soviétique. Il a, sous l’égide du colonel Sartre, rencontré par trois fois le colonel Charles ou le major John, chefs locaux du Front. De là à envisager sereinement l’arrivée des vainqueurs… «Au fond, j’ignore ce qu’ils pensent vraiment de nous.»
Châtier les assassins
Les nouveaux maîtres ont le choix des armes. Ils peuvent demain, au risque de vider la zone pour longtemps, parachever en force leur triomphe militaire. D’autant que la base rêve de vengeance. Rescapés de Nyarushishi et miraculés de Bisesero, les Tutsi veulent châtier les assassins. On en vit certains, tout juste exfiltrés d’une zone hostile, injurier et menacer les Hutu errants que croisaient leurs camions. Dans le Bugesera (Sud), des exilés de 1959, venus du Burundi, s’emparent de fermes à l’abandon. S’il parvient à «surmonter sa victoire», le FPR peut aussi, plus sagement, et à condition de maîtriser ses ultras, opter pour la transition douce. Le 24 juillet, Fidèle et ses amis ont adressé à Kigali un courrier tout à la fois inquiet et déférent. Ils y rappellent les engagements de retenue pris envers réfugiés et déplacés. «Pour convaincre les gens de rentrer, ces garanties ne suffisent pas, avance le père André Sibomana, rédacteur en chef de "Kinyamateka », revue incisive honnie par l’ancien régime. Des actions s’imposent. Il faudrait par exemple que le pouvoir sanctionne publiquement les agents du FPR coupables "d’exactions.»
A Kibuye, la réunion du «comité d’initiative» touche à sa fin. Devant la préfecture, on s’attarde quelque peu. Deux Rwandais devisent en allemand avec le Casque bleu autrichien. Lequel promet d’élucider le sort d’une poignée de déplacés, dont l’entourage a perdu la trace depuis leur retour à Kigali. Désireux de retrouver là-bas son ministère, un fonctionnaire légaliste confie au colonel Sartre, promu messager en la circonstance, une offre de service. «Notre but, lance l’officier français, n’était pas de laisser un bon souvenir.» Sur ce point, nul doute qu’il aura échoué.
Vincent Hugeux, envoyé spécial de l’Express- publié le 04/08/1994 mis à jour le 17/12/2003. (Le titre et les sous-titres sont de l’auteur, les illustrations sont de le fait de l’association France turquoise)