Rwanda, le procès en révision
Que dit, en effet, ce rapport ? Que dans la foulée du génocide de 1994 au Rwanda, qui fit environ 800000 morts, principalement parmi les Tutsis, et la prise du pouvoir dans ce pays par le Tutsi Paul Kagamé, rentré à Kigali à la tête des troupes du Front patriotique rwandais (FPR), après trente-cinq ans d’exil de sa communauté en Ouganda, des massacres similaires ont fait plusieurs centaines de milliers de victimes dans la province limitrophe du Kivu. Particulièrement massifs entre 1995 et 1997, ces massacres visèrent, cette fois, les réfugiés hutus du Rwanda – y compris femmes et enfants –, considérés par les nouveaux maîtres de Kigali comme responsables du génocide de 1994.
Dès 1997, Emma Bonino, commissaire européen aux Droits de l’homme, avait attiré l’attention sur ces massacres. Mais en vain, le gouvernement de Kigali ayant réussi à bloquer toute mise en cause officielle impliquant sa responsabilité. Le rapport Mapping vient de faire sauter un verrou.
Pour saisir le contexte de ces violences, un bref retour en arrière s’impose. Fait très rare en Afrique, le Rwanda et le Burundi constituaient, avant la colonisation, deux Etats nations, patiemment forgés, à partir du XIIe siècle, par des rois et une aristocratie tutsis. Peuple de pasteurs reconnaissables à leur haute taille, arrivés dans la région par vagues successives à partir du VIIe siècle, ces derniers, représentant entre 15 et 20 % de la population, dominaient une masse hutue (au moins 60 % de la population), descendante de migrateurs bantouphones venus d’Afrique de l’Ouest il y a plus de deux mille ans, et vouée aux travaux des champs. A ces deux populations, s’ajoutaient entre 15 et 20 % de métis, qui s’affirmaient hutu ou tutsi selon les circonstances.
Le colonisateur – allemand, d’abord, puis belge – respecta cette structure jusqu’à la fin des années 1950. C’est alors que tout bascula. A l’instigation de la puissante Eglise catholique belge, ralliée aux principes de la démocratie chrétienne, une révolution hutue éclata en 1959, au cours de laquelle 50000 Tutsis furent massacrés ou mutilés (on leur scia les jambes afin de réduire leur taille). Empêchés de se défendre par l’armée belge, 300000 autres partirent se réfugier en Ouganda, le pays voisin anglophone. Porté sur les fonts baptismaux par les autorités belges, le Rwanda hutu proclama son indépendance le 1er juillet 1962. D’autres vagues de massacres et d’exodes y attendaient les Tutsis : 1964, 1973, 1986… En revanche, au Burundi (qui avait été rattaché au Rwanda en 1922, avant de retrouver son indépendance, quarante ans plus tard), les Tutsis, qui avaient tiré les leçons du Rwanda, réussirent à se maintenir au pouvoir jusqu’en 1993 en noyant dans le sang plusieurs révoltes hutues.
Le dernier cycle de violences s’est ouvert en 1990, lorsque les Tutsis réfugiés en Ouganda et rassemblés au sein du FPR entreprirent, sous la direction de Paul Kagamé, de reconquérir leur pays par les armes. Avec l’aide discrète, non seulement du gouvernement ougandais, mais aussi d’éléments britanniques et américains nourrissant sans doute l’arrière- pensée d’enfoncer un coin dans le pré carré francophone.
A mesure qu’elle pénétrait dans le pays, l’armée du FPR se livra à des massacres de paysans hutus, provoquant leur exode et entraînant, en retour, des représailles hutues contre les Tutsis de l’intérieur. Des Tutsis de l’intérieur allègrement sacrifiés car considérés avec mépris comme des « collaborateurs » du pouvoir hutu, mais dont le martyr devait servir la cause du FPR.
C’est un attentat qui a déclenché le génocide de 1994. Le 6 avril de cette année-là, alors qu’il s’apprêtait à atterrir à Kigali, l’avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana, qui transportait également son homologue burundais, Cyprien Ntaryamira – un Hutu lui aussi –, était abattu par des tirs de roquettes. Dans les heures qui suivirent, les massacres commençaient. La question de la responsabilité de ces massacres se ramène à celle des auteurs – ou des commanditaires – de cet attentat. Or, un faisceau convergent de faits désigne le FPR et Paul Kagamé.
L’armée française est intervenue en trois phases. Avant 1990, il s’agissait d’une coopération militaire classique avec l’armée et la gendarmerie rwandaises. A la suite de l’offensive du FPR, en 1990, le président hutu Habyarimana obtint de François Mitterrand un soutien prudent, sous forme d’armement (en quantité limitée), de conseillers et d’un détachement militaire destiné, avant tout, à protéger les ressortissants français. Enfin, à la suite du déclenchement du génocide, en 1994, sur décision du Conseil de sécurité de l’ONU, la France organisa l’opération Turquoise qui, sous le commandement du général Jean-Claude Lafourcade, sauva, du 22 juin au 21 août, plusieurs milliers de réfugiés fuyant les massacres.
Contrairement à ce qui fut affirmé, François Mitterrand n’a pas soutenu inconditionnellement le régime du président Habyarimana. Au contraire, en pleine guerre civile, il lui imposa même, une démocratisation qui le désorganisa face au FPR. Et, à la suite des accords d’Arusha, conclus le 4 août 1993, censés trouver une solution politique avec le FPR, il cessa même son aide, alors que d’autres, notamment l’Ouganda, continuèrent à aider discrètement Kagamé.
Vainqueur, ce dernier a réussi un temps à imposer au monde sa version des événements : tous les torts sont du côté du régime hutu de Habyarimana ; toutes les victimes du génocide de 1994 sont tutsies, et parler de « double génocide » serait faire preuve de « négationnisme » ; l’armée du FPR était une armée de libération venue mettre fin aux massacres des Tutsis ; les Français (et les Belges) ont prêté la main au génocide. C’est cette vulgate que remet aujourd’hui en cause le rapport Mapping de l’ONU. Mieux, il met en évidence la part importante de responsabilité de Kagamé dans le déclenchement de ces massacres et dans ceux qui ont suivi.
Comment l’opinion internationale, spécialement en Europe et en Amérique du Nord, a-t-elle pu être abusée ? Il s’agit sans doute d’un cas d’école. Comment des dizaines d’intellectuels, de journalistes, voire d’hommes politiques, en France et en Belgique, ont-ils pu aussi longtemps fermer les yeux sur les massacres commis dans les zones « libérées », puis au Kivu, par le FPR ? Le plus cocasse est que, habituels défenseurs sourcilleux des droits de l’homme et héritiers, pour la plupart, de ceux qui, autrefois, avaient au contraire diabolisé les Tutsis, ceux-ci se soient soudain mués en défenseurs enflammés de ces derniers et de leur régime. Certains poussèrent la crédulité jusqu’à croire que l’attentat du 6 avril 1994 fut l’oeuvre d’opposants hutus !
Quand le journaliste Pierre Péan entreprit courageusement de rétablir la vérité dans son livre Noires fureurs, Blancs mensonges (page ci-contre), il fut non seulement soumis au harcèlement judicaire des avocats de Kagamé (qui compte aussi parmi ses conseils Tony Blair), mais il eut droit à une page entière de réfutation unilatérale dans les deux principaux quotidiens nationaux français.
Quand la commission mise en place par Kagamé pour établir la « vérité » sur l’implication française dans le génocide publia son rapport, le Monde en fit sa une. Patrice de Saint-Exupéry, alors journaliste au Figaro, n’a cessé de se déchaîner pour relayer les accusations les plus insensées contre l’armée française.
Bernard Kouchner, qui entretient des liens personnels avec Kagamé – dont la nature reste à éclaircir –, a défendu constamment ce dernier depuis son arrivée au Quai d’Orsay. Pas un mot, en revanche, du gouvernement pour défendre l’armée française. Pis, Nicolas Sarkozy rendit une visite à Kagamé, en février dernier, qui revêtit aux yeux du monde, le caractère d’une visite d’excuses. Et sans aucune contrepartie, même pas qu’il soit sursis à la sortie officielle du Rwanda de la francophonie: son gouvernement a interdit le français et imposé l’anglais dans les écoles, à la rentrée 2010.
Pour comprendre comment tant de gens sensés en sont venus là, il faut sans doute prendre en compte l’appui discret du gouvernement américain et de ses innombrables relais d’opinion au camp tutsi. Un appui que Kagamé, qui avait fait un long séjour à Washington en 1990, était allé chercher. Bons guerriers, fins politiques, rompus à l'exercice du pouvoir du temps de la monarchie rwandaise, les Tutsis représentent, en effet, une élite africaine également experte dans l'art de la désinformation.
Dès avant l’offensive de 1990, les émissaires envoyés par le FPR en Europe se montrèrent très habiles pour gagner les bonnes grâces de forces i n f l u e n t e s . Ma i s leurs manœuvres n’auraient pas réussi sans la crédulité de certains milieux « bobos », cible principale de cette propagande. Les Tutsis surent jouer à fond de réflexes conditionnés, présentant le régime de Habyarimana comme corrompu – ce qu’il était, mais pas plus que la plupart des gouvernements du tiers-monde – et l’accointance entre la France, la Belgique et le régime hutu comme une entreprise néocoloniale. N’ayant pas oublié que l’Eglise belge avait appuyé la révolution hutue de 1959, ils surent aussi utiliser la carte de l’anticléricalisme. Ils approchèrent également les milieux juifs, leur faisant croire que les Tutsis étaient les juifs du Rwanda.
Kagamé et le FPR n’ont pourtant pas pris la mesure du poids que peut encore représenter un rapport de l’ONU, publié sous le double patronage du haut-commissariat aux Droits de l'homme et du haut-commissariat aux Réfugiés. L’ONG Human Rights Watch demande déjà des sanctions contre les auteurs des crimes. La publicité que le Monde a donnée au rapport Mapping, en s’en réservant l'avant-première, montre que le vent est peut-être en train de tourner."
Roland Hureaux Le Spectacle du Monde, Novembre 2010. (ici )
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