« La traversée » DE PATRICK DE SAINT-EXUPÉRY OU « Tintin au Congo » : LE PROFESSEUR FILIP REYNTJENS FAIT JUSTICE D’UNE NOUVELLE IMPOSTURE
Certains ont probablement noté la parution du nouveau livre de Patrick de Saint-Exupéry, « La Traversée », qui se présente comme un carnet de voyage à travers la République Démocratique du Congo avec un objectif : mettre à bas la thèse du double génocide en RDC au moment où, sous l’impulsion du Prix Nobel de la Paix, le Dr Mukwege, on commence à reparler du Rapport Mapping et des massacres perpétrés par l’armée rwandaise et où le président de la République française s’apprête à se rendre à Kigali.
Cet ouvrage a reçu une couverture médiatique importante et ô combien bienveillante, ce qui n’est pas totalement une surprise. Si on peut reconnaître à ce livre des qualités littéraires, force est de constater que Patrick de Saint-Exupéry, comme à son habitude, est d’une partialité sans vergogne.
Dans un article paru dans Afrikabia, le professeur Filip Reyntjens qualifie l’ouvrage de Saint-Exupéry de « une traversée » qui ne convainc pas. Et il conclut en s’interrogeant sur la complaisance des médias français: Nous avons vu que Saint-Exupéry a interrogé sept personnes sur le thème des massacres de réfugiés hutu et que ce thème couvre dans son ensemble moins de dix pages du livre. Même s’il ne donne pas de dates précises, sa traversée semble avoir duré environ un mois au cours de l’été 2019. Quant à eux, les travaux qui ont mené au Rapport Mapping et que l’auteur entend vérifier voire corriger, ils ont pris plus d’un an et ont mobilisé cinq équipes d’enquête mobiles de trois personnes chacune. Plus de 200 représentants d’ONG furent interviewés, plus d’un millier de témoins entendus et plus de 1500 documents étudiés. Le rapport compte 581 pages. Bien évidemment, le mandat du Rapport Mapping était beaucoup plus vaste que celui que Saint-Exupéry s’est assigné, mais cela n’empêche que la différence entre les deux démarches est énorme. En outre, des dizaines d’autres sources – des rapports de l’ONU et d’ONG nationales et internationales, des articles de presse d’investigation, des livres de témoignages, des travaux académiques ‒ s’accordent toutes sur le constat que les réfugiés hutu ont été massacrés à large échelle par l’APR, quelle que soit la qualification juridique donnée à ces crimes (2). Tout cela, Saint-Exupéry le balaie d’un revers de main. En réalité cependant, le livre ne nous apprend rien sur les épisodes précis où l’APR est soupçonnée de massacres de réfugiés, ni sur leur échelle, ni si et à quel degré ces crimes ont été systématiques. Il suggère simplement que ces crimes n’ont pas eu lieu mais ne le démontre pas. Même s’il reconnaît que des réfugiés ont été tués, « c’était une guerre, les réfugiés étaient armés (…) En combattant, ils avaient renoncé au statut de réfugié » (page 261). Il passe ainsi au compte des pertes et profits les dizaines de milliers de civils sans armes – hommes, femmes, enfants, vieillards ‒ victimes d’une atroce violence.
Contrairement au Rapport Mapping, qui décrit en détail ses prémisses méthodologiques (Rapport Mapping, pages 36-41), Saint-Exupéry n’en dit rien. De quand à quand sa traversée s’est-elle déroulée ? Comment a-t-il sélectionné et identifié ses témoins ? Sur quelle base a-t-il choisi les incidents auxquels il s’est intéressé ? Comment et par qui son projet a-t-il été financé ? Autant de questions qui ne reçoivent pas de réponse dans le livre. Ni d’ailleurs une autre, importante : pourquoi avoir réalisé cette quête durant l’été 2019 ? Le Rapport Mapping, publié en 2010, n’avait pas été suivi d’effets et semblait avoir été enterré, jusqu’à ce que le Dr. Denis Mukwege le réinstalle dans le débat national congolais et dans le débat international, lors de son discours de réception du Prix Nobel de la Paix le 10 décembre 2018. Il a depuis lors saisi d’autres occasions pour plaider en faveur d’un traitement judiciaire des crimes décrits dans le rapport, et l’idée de la mise en place d’une justice transitionnelle gagne en force aux niveaux congolais et international. Cette perspective inquiète fortement Kigali qui entretient une campagne tant contre le Rapport Mapping que contre le Dr. Mukwege. Au vu de la thèse que le livre expose, La traversée semble s’inscrire dans cette campagne.
Ce qui est inquiétant n’est pas tant le parti-pris d’un journaliste connu pour ses sympathies envers le régime rwandais, mais la quasi-unanimité avec laquelle son récit a été accueilli favorablement et pratiquement sans questions critiques par les médias français. En effet, le Rwanda est également un thème franco-français. Ce n’est sans doute pas un hasard que le rôle de la France dans la région ainsi que des règlements de comptes hexagonaux occupent plus de pages dans le livre que le sort des réfugiés hutu et les crimes perpétrés par l’armée rwandaise. Bien que bénéficiant d’une couverture médiatique large et complaisante, ce livre n’apporte que peu de choses à la connaissance factuelle des événements qu’il prétend couvrir, ni à leur compréhension.
Bref, « La Traversée » nous a rappelé l’album d’Hergé, « Tintin au Cogo »… sauf que Tintin avait l’excuse de la naïveté.