A propos du Kivu
Progressivement le drame épouvantable qui frappe le Kivu depuis tant d’années commence à émouvoir (légèrement) la communauté internationale. On commence à pointer du doigt le rôle du Rwanda et de son président dans cette tragédie. Leur fidèle soutien, les Etats-Unis, pourrait bien les lâcher.
Hervé Cheuzeville s’indigne de tout ce temps perdu.
La « communauté internationale » semble décidément avoir la mémoire très courte et l’indignation bien sélective. En Syrie, les médias internationaux nous rapportent chaque jour le nouveau bilan des atrocités qui s’y déroulent. On en vient presque à se demander comment une comptabilité aussi macabre que précise peut être tenue. À en croire nos hommes politiques et nos grands journalistes, il semblerait bien que l’on ait trouvé l’incarnation du mal absolu, le substitut de Saddam Hussein et de Kadhafi : Bachar el-Assad. On voudrait nous faire croire que le départ de ce dernier résoudrait tous les problèmes, comme on a voulu nous faire croire, voici dix ans, que la fin du régime de Bagdad apporterait bonheur et démocratie au peuple irakien, ou, l’an passé, que l’élimination du « Guide » ramènerait la paix et la sécurité aux populations libyennes. On a vu ce qu’il en est advenu. On a oublié de nous informer qu’en Syrie, la situation est encore plus complexe qu’en Irak ou qu’en Libye, et que la chute du régime risque fort de plonger le pays – et la région – dans un chaos bien plus important que celui qui prévaut sur les bords du Tigre et de l’Euphrate ou dans les vastes étendues désertiques de Cyrénaïque et de Tripolitaine.
Or, il est un pays dont la dramatique actualité ne fait plus, depuis longtemps, la Une de nos grands médias. Sans doute se sont-ils lassés car, depuis 16 longues années, c’est le même scénario qui, inlassablement, se répète. Depuis 1996, tous les deux ou trois ans, une nouvelle « rébellion » surgie des vertes collines du Kivu, s’empare d’une localité après l’autre. Pendant ce temps, l’armée nationale congolaise fuit sans combattre, après s’être préalablement livrée au pillage des bourgades abandonnées. Chaque fois, c’est la population civile qui paye le prix fort de cette tragédie éternellement recommencée. Des hordes de paysans ayant tout perdu, brutalisées par les « rebelles », pillées par les forces censées les protéger, s’élancent dans une fuite éperdue pour tenter de gagner la relative sécurité de camps improvisés, situés à proximité de postes des forces des Nations Unies. Chaque fois, les soudards commettent des exactions à l’encontre de cette population qui n’en peut plus depuis longtemps : tueries, viols, rançonnages, humiliations en tous genres, vols, enlèvements de femmes et d’enfants.
Chaque fois le même scénario se répète ; seuls les sigles de mouvements fictifs et les noms de soi-disant leaders changent. Tout avait commencé, en 1996, avec l’AFDL. Depuis, différentes moutures de RCD sont entrées en scène avant de s’effacer. Le CNDD les a remplacées, précédant le mouvement qui défraie aujourd’hui la chronique d’une guerre toujours recommencée : le M23. Comme toujours, on feint de croire qu’il s’agit d’une nouvelle «rébellion», d’un nouveau mouvement « spontané », alors qu’il s’agit en fait du même groupe qui se cache sous des appellations différentes. Et surtout, on veut ignorer que le grand scénariste et metteur en scène de cette tragédie sans cesse rejouée n’a jamais changé. Son nom est bien connu de tous, on lui déroule le tapis rouge lors de ses fréquentes visites en Occident, on lui décerne des « doctorats honoris causa », on cite son leadership en exemple. Il s’agit, on l’aura compris, de Paul Kagame, général président du Rwanda, arrivé au pouvoir à Kigali en 1994 au terme d’une guerre épouvantable lancée depuis le pays voisin, l’Ouganda.
Bachar el-Assad aurait eu intérêt à demander des conseils à Paul Kagame. Ce dernier est parvenu à conserver le soutien sans faille des États-Unis et du Royaume-Uni, tout en réprimant son peuple et en asservissant celui d’un grand pays voisin, la République Démocratique du Congo, afin de pouvoir exploiter à sa guise les vastes ressources naturelles de ce pays. Les victimes des guerres de Kagame se comptent par millions. Le président syrien a-t-il fait pire ? Non, bien sûr. Alors pourquoi ce dernier incarne t-il aujourd’hui le mal absolu, tandis que rien n’a jamais été entrepris, depuis 16 ans, pour mettre un terme aux menées destructrices de Paul Kagame ? N’y a-t-il pas là un scandaleux « deux poids, deux mesures » de la part de la « communauté internationale » ?
Depuis dix années, comme d’autres auteurs, j’ai écrit des livres et des articles dans lesquels j’ai en vain dénoncé les crimes de l’homme fort de Kigali. J’en viens, devant le spectacle de cette tragédie qui n’en finit pas, à ne plus avoir l’énergie de continuer à le faire. J’ai en effet l’impression de me répéter, de ne plus savoir me renouveler, de prendre le risque de lasser mes lecteurs. Car ce je décris, ce que je dénonce, c’est la répétition de la même violence, de la même injustice, de la même sauvagerie dont l’instigateur est toujours le même. Aujourd’hui encore, je pourrais égrener les noms de ces localités du Nord-Kivu, Bunagana, Rutshuru et bien d’autres encore, tombées les unes après les autres sans coup férir aux mains de faux rebelles télécommandés depuis Kigali. Je pourrais à nouveau lancer un cri d’alarme pour dire que Goma, le chef-lieu de la province, est en ce moment- même menacé et qu’il risque d’être pris par cette nouvelle « rébellion » fictive. Mais à quoi bon ? Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, dit-on. Le gouvernement étasunien a tout fait pour étouffer ou pour censurer un énième rapport d’experts des Nations Unies mettant clairement en cause le régime de Kagame dans le drame qui est en train de se jouer. Des sanctions ne seront jamais votées contre le Rwanda, la CPI n’inculpera jamais son président. On préfère consacrer son énergie à convaincre la Russie et la Chine de cesser d’apporter leur soutien au régime de Damas.
Pauvres Kivutiens, abandonnés à leur triste sort. Ils n’ont vraiment pas de chance. Ils sont pris entre un régime congolais corrompu et malfamé, une classe politique inepte et un petit voisin qui n’a jamais renoncé à élargir son espace vital à leurs dépens. Combien de nouvelles « rébellions » vont-ils encore subir avant que le monde ne finisse par réagir ?
Hervé Cheuzeville, 11 juillet 2012
(Auteur de trois livres: “Kadogo, Enfants des guerres d’Afrique centrale”, l’Harmattan, 2003; “Chroniques africaines de guerres et d’espérance”, Editions Persée, 2006; “Chroniques d’un ailleurs pas si lointain – Réflexions d’un humanitaire engagé”, Editions Persée, 2010)
Hervé Cheuzeville
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