M. HUBERT VÉDRINE REMET LES PENDULES À L’HEURE
En cette période critique qui précède le 25e anniversaire du génocide rwandais et où les “blancs menteurs” se répandent en bobards, “fake news” et complotisme, M. Hubert Védrine, dans une interview donnée au Figaro, met sereinement les choses à l’endroit.
Celui qui fut secrétaire général de l’Élysée sous François Mitterrand pendant le génocide rwandais donne sa version des faits.
Entretien avec Isabelle LASSERRE.
LE FIGARO. – Vous vous exprimez rarement sur le Rwanda. Pourquoi maintenant ?
Hubert VÉDRINE. – Parce que le 25e anniversaire d’un événement aussi atroce que ce génocide devrait être l’occasion de réfléchir objectivement à ce qui y a conduit pour éviter qu’il ne se reproduise un jour, là ou ailleurs. Et parce qu’on a surtout entendu, ou lu, en France ces dernières années des accusations violentes et infamantes – « complicité de génocide » – contre la France, sans que ce soit contrebalancé par les explications des responsables militaires, ni que l’on donne la parole aux experts français, belges, canadiens, congolais ou autres qui ont démontré l’inanité de ces accusations. Et que donc le moment me paraît venu de rappeler ce que fut vraiment la politique de la France au Rwanda de 1990 à 1994.
Quelle fut donc la politique de la France ?
Enrayer l’engrenage de la guerre civile. Il faut remonter à l’année 1990. Quand le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame – des Tutsis réfugiés au Rwanda après les massacres de 1962 – envahit le nord-est du Rwanda depuis l’Ouganda, le président François Mitterrand, qui connaît l’Afrique, comprend tout de suite que si une petite minorité, appuyée par l’armée d’un pays étranger, tente de s’emparer du pouvoir par la force, cela va déclencher une énorme guerre civile. Ayant vécu les années 30 dans sa jeunesse, il connaît les dangers des changements de frontières et de pouvoir par la force. Il considère donc que la France doit préserver la stabilité dans toute sa zone d’influence. La France bloque donc militairement l’offensive du FPR mais exige du pouvoir hutu de Kigali de régler la question des réfugiés tutsis, c’est-à-dire d’accepter avec eux un compromis politique. Dans les trois années suivantes, plus le FPR attaque, plus certains Hutus se méfient des Tutsis de l’intérieur, possible « cinquième colonne ». Cela nourrit l’idée monstrueuse de les éliminer. Ceux qui affirment que la France ne pouvait pas ne pas savoir que des massacres se préparaient n’ont pas tort : c’est précisément parce que la France avait mesuré ce risque dès le début qu’elle s’est engagée pour l’empêcher !
Quel était le but ?
Gagner la course de vitesse, imposer un compromis politique qui stoppe la logique de guerre civile, bien que les Hutus ne veuillent rien céder, et les Tutsis tout conquérir. Il y eut des résistances acharnées des deux côtés. En 1993, le gouvernement Balladur a repris à son compte cette politique. Et cela a débouché, beaucoup grâce à Alain Juppé, sur les accords d’Arusha à l’été 1993. Les autorités françaises ont cru à l’époque avoir stoppé l’engrenage et, soulagées, ont retiré leurs troupes. C’est après, dans cette période trouble où la France essayait de forcer les protagonistes à mettre en œuvre ces accords d’Arusha, qu’a lieu le 6 avril 1994 l’attentat contre l’avion du président Habyarimana et du président du Burundi. Je me souviens encore de François Mitterrand entrant dans mon bureau le 6 avril et me disant : « C’est effrayant. Tout ce que nous avons fait est par terre. Ils vont s’entre-tuer. »
Quelle a été la réaction de Paris ?
Il y a eu une interrogation : revenir ou pas ? Juppé voulait revenir. Balladur, l’armée (donc Léotard) étaient contre. Mitterrand voulait, mais avec un mandat de l’ONU. Ce qui a pris six semaines à New York ! Si la France avait voulu sauver ce régime – en fait elle lui tordait le bras -, elle n’aurait pas sollicité Le conseil de sécurité de l’ONU et aurait envoyé des parachutistes tout de suite ! La genèse de « Turquoise » démontre l’absurdité des accusations. Quant au déroulement, je vous renvoie aux explications très claires de l’amiral Lanxade et du général Lafourcade, auxquels les médias devraient donner plus souvent la parole.
La France n’a selon vous commis aucune erreur ?
Si, mais pas celles dont on l’accuse. Si la France n’était pas accusée de complicité de génocide, ce qui est révoltant, on pourrait, dans le cadre d’un débat historique sérieux, se poser légitimement plusieurs questions. 1) Était-il possible de ne pas intervenir en 1990 ? Si François Mitterrand avait été cynique, c’est peut-être la solution qu’il aurait choisie, car le Rwanda n’avait pas d’intérêt stratégique en soi. 2) Après les accords d’Arusha, il paraît évident, avec le recul, qu’aucune des deux parties ne voulait lâcher. La France n’a-t-elle pas péché par optimisme ? Peut-être aurait-elle dû, au lieu de quitter le Rwanda, renforcer son contingent, même si le FPR, qui ne cachait pas ses ambitions, s’y opposait ? 3) De la même manière, n’aurait-il pas fallu empêcher le retrait des soldats belges des Nations unies après l’attentat ? Et même essayer d’obtenir, au contraire, la venue des troupes internationales ? 4) Enfin, lorsqu’a été rendu public à Kigali le rapport Mucyo, en 2008, qui accusait en bloc les responsables politiques et les militaires français, au moment où Kigali craignait les conclusions du juge Bruguière, les autorités françaises de l’époque auraient dû réagir et démentir immédiatement au lieu de prendre l’air gêné. C’est une faute. Plus généralement, la tragédie du Rwanda devrait alimenter une réflexion, plus large, sur les interventions dans les guerres civiles : à quelles conditions, dans quels buts ?
On reproche aussi à la France d’avoir continué à livrer des armes au régime génocidaire…
Continué ? Il n’y a pas de ventes d’armes après l’embargo, décidé très vite. De toute façon, cette question a été isolée du contexte : il y a beaucoup (trop) de trafiquants d’armes en Afrique et le génocide, faut-il le rappeler, a été pour l’essentiel commis avec des machettes fabriquées en Chine…
Pourquoi les archives personnelles de François Mitterrand n’ont-elles pas été ouvertes ?
Il n’y a pas d’archives « personnelles » du président Mitterrand, ses archives présidentielles sont aux Archives nationales. Ouvrir plus d’archives par dérogation requiert le feu vert des archives nationales et l’accord de la mandataire de François Mitterrand. Je crois savoir que les responsables militaires de 1994 ne seraient pas contre. Le monde des archives craint un précédent. N’oublions pas que la France a déjà déclassifié beaucoup plus d’archives que les autres pays, au moment du rapport Quilès-Cazeneuve. Peut-être faudrait-il s’intéresser aussi aux archives d’Israël, de la Grande-Bretagne, des États-Unis, du Rwanda, de la République démocratique du Congo, du tribunal d’Arusha, de l’ONU, etc. ?