Interview du Général Lafourcade par Spectacle du Monde
“Le général Jean-Claude Lafourcade a dirigé du 22 juin au 22 août 1994 l’opération Turquoise, sous mandat de l’ONU pour mettre fin au génocide rwandais. Depuis cette date, les militaires français sont régulièrement accusés de complicité dans le génocide rwandais. Plus le mensonge est gros, plus il passe. Si l’ancien commandant de la Force Turquoise est sorti de son devoir de réserve, c’est pour rétablir la vérité et rappeler que l’armée française fut la seule à intervenir au Rwanda et à sauver des vies humaines.
Propos recueillis par François Bousquet
Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire Opération turquoise. Rwanda, 1994, plus de quinze ans après les faits ?
J’ai constaté un grand décalage entre ce que j’ai vécu comme commandant d’opération au Rwanda en 1994 et ce que les médias rapportaient. Autrement dit, la réalité du terrain était en totale contradiction avec l’affirmation de complicité dans le génocide rwandais, légende que je qualifie de monstrueuse, lancée par Kigali, la capitale du Rwanda, et relayée en France par certains journalistes et collectifs engagés. Je craignais que cette fausse vérité s’inscrive dans la mémoire collective française. J’avais donc un devoir de témoigner. Je l’ai fait, en appuyant mon témoignage sur des faits solidement établis. Je constate que, finalement, la perception du génocide évolue peu à peu dans l’opinion et que ceux qui nous accusent depuis Kigali de crime contre l’humanité sont bien moins innocents qu’on ne l’a dit.
Reprenons les faits. Le 6 avril 1994, le président rwandais Juvénal Habyarimana, Hutu, est tué. C’est le début du génocide, qui fait, en quelques semaines, au moins 800 000 morts. Pourquoi la force des Nations Unies, présente sur place, s’est-elle retirée juste après le début des massacres ?
On touche, ici, l’élément essentiel du dossier. Pourquoi l’ONU, à travers le Conseil de sécurité, a-t-elle choisi de retirer, dix jours après le début des massacres, 90 % de la Minuar (Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda), forte de 2 200 soldats, et dont on peut penser qu’elle aurait pu arrêter le génocide ? C’est la grande interrogation sur laquelle la communauté internationale doit se questionner, beaucoup plus que sur l’action de la France. Huit soldats belges avaient certes été tués. L’émotion ayant été vive en Belgique, on conçoit que Bruxelles ait souhaité retirer son contingent. Mais pourquoi le retrait de la quasi-totalité des autres soldats de la Minuar ? Pour répondre à cette question, il faudra bien un jour interroger les Anglo-Saxons, et spécialement les Etats-Unis, dont la voix est prépondérante au Conseil de sécurité. Sinon comment expliquer le retrait des troupes de la Minuar, qui a laissé le champ libre aux assassins et à une stratégie de conquête du pouvoir par Paul Kagamé, à la tête du Front patriotique rwandais (FPR), composé de Tutsi ?
Ce qu’on oublie de rappeler…
Dans leur progression, les troupes de Kagamé ont commis quantité d’exactions et de massacres. Ce qui a eu pour effet d’entraîner un exode massif vers le Sud-Ouest du pays et le Zaïre voisin. Quand le FPR a eu guerre gagnée, les Forces armées rwandaises (FAR), composées de Hutu, n’ayant plus de munitions et demandant un cessez-le-feu, je suis personnellement intervenu auprès de Kagamé pour qu’il arrête les combats, car il avait de fait gagné la guerre. Il aurait ainsi épargné un exode des populations vers le Zaïre. Le Représentant Spécial des Nations Unies ainsi que les associations humanitaires ont formulé une même demande. Kagamé n’a jamais voulu entendre ces appels, refoulant un million de personnes au Kivu avec pour conséquence une épidémie de choléra et des dizaines de milliers de morts. En revanche, la zone humanitaire contrôlée par la force Turquoise a permis de protéger et de fixer dans le sud ouest du Rwanda trois à quatre millions de réfugiés, évitant ainsi un nouvelle catastrophe humanitaire.
Comment en est-on venu à mettre au point l’opération Turquoise. Et pourquoi la France seule y a-t-elle participé ?
De tous les pays, la France était, à l’évidence, la moins bien placée pour intervenir au Rwanda, ayant fourni une assistance aux FAR lors de l’invasion FPR-Ougandaise en 1990, même si elle a tout fait pour que les parties en présence cessent les combats. C’est sous l’impulsion de la France que les accords d’Arusha, entérinant un partage du pouvoir entre les FAR et le FPR, ont été signés fin 1993. L’armée française a alors quitté le Rwanda. Mais l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana en 1994 a mis fin au processus de paix. Toute la question est de savoir qui en est le commanditaire. L’entourage de Kagamé et le FPR semblent mis en cause dans le cadre d’une stratégie de conquête du pouvoir.
Deux enquêtes, celle du juge Jean-Louis Bruguière, en France, et celle du juge Fernando Andreu Merelles, en Espagne, aboutissent à cette conclusion…
Tous les éléments vont dans ce sens et remontent vers Kagamé. On peut donc penser que le FPR est à l’origine de cet attentat, mais je n’ai pas accès aux dossiers d’instruction.
Que répondez-vous à l’accusation lancée par l’un de vos soldats, l’adjudant-chef Thierry Prungnaud, selon lequel il aurait été empêché par sa hiérarchie, après sa découverte d’un charnier le 27 juin 1994, de se rendre à Bisesero, où étaient réfugiés de nombreux rescapés tutsi, qui allaient mourir ?
J’ai déjà eu l’occasion de m’inscrire en faux contre les assertions de M. Prungnaud. Tout indique qu’il est instrumentalisé. Des journalistes, qui étaient sur place, m’ont dit contester sa version où il veut se donner le beau rôle. Nous avons démontré au cours de l’opération notre volonté de protéger au plus vite les populations menacées. Mais, les premiers jours de notre arrivée, nous disposions de très peu de troupes, sans certitude sur les intentions du FPR, qui proclamait qu’il allait nous combattre. Dans ce contexte menaçant, il nous fallait au préalable sonder le terrain, tout en prenant un minimum de mesures de sécurité pour nos soldats. On a ainsi perdu quarante-huit heures, le temps d’acheminer les troupes par avion. On oublie par ailleurs que la plupart des victimes qui y ont été massacrées à Bisesero l’ont été bien avant que nous ayons été informés du drame.
Les accusations de Kigali contre l’armée française ne tiennent pas la route, puisqu’on vous reproche, ni plus ni moins, « d’avoir pleinement pris en charge le projet génocidaire »…
Ces accusations récurrentes de Kigali sont une manière de détourner l’attention. Il suffit d’en prendre connaissance pour voir à quel point elles sont ubuesques. On va de faux témoignages en contrevérités. N’oublions pas qu’elles proviennent d’un régime totalitaire. Ce n’est pas moi qui le dit, mais tous les spécialistes de l’Afrique des Grands Lacs. Selon le quotidien allemand Kotch le récent rapport de l’Onu sur les massacres au Zaîre en 96-98 montre que Kagamé est un des dictateurs les plus sanguinaires du continent. Comment faire advenir la vérité avec les régimes totalitaires ? C’est tout le problème pour un bon exercice des justices des pays démocratiques.
Vous avez dû être conforté par les révélations faites par l’ancien procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), Carla Del Ponte, disant qu’elle a été convoquée en mai 2003 à Washington pour qu’elle laisse le soin de l’enquête sur les crimes attribués au FPR aux autorités judiciaires locales, autrement dit aux gens du FPR, juges et parties ?
Je ne connais pas suffisamment le dossier. Je constate seulement qu’au Liban, le Premier ministre Rafic Hariri a été assassiné et qu’un tribunal spécial, sous mandat de l’ONU, s’est vu chargé de l’enquête. Or, au Rwanda, où, rappelons-le, deux présidents, celui du Burundi et du Rwanda, ont été assassinés le même jour dans le même avion, aucune enquête de l’ONU n’a été diligentée. C’est pour le moins suspect. Y aurait-il quelque chose à cacher ? Est-ce lié à la conquête du pouvoir par le FPR ? Je n’en sais rien, mais je m’interroge sérieusement. Si le TPIR a bien reçu mandat de juger les auteurs du génocide, c’est-à-dire essentiellement les Hutus, pourquoi n’a-t-il pas été saisi de toutes les exactions commises, de quelque camp qu’elles proviennent ? Car les exactions commises par le FPR, et il y en a eu, n’ont fait l’objet d’aucune poursuite pénale. Notez au passage que, dans les milliers de pièces et de témoignages recueillis par le TPIR, on ne trouve aucun élément à charge contre l’armée française.
Dans ce contexte, comment avez-vous perçu les déclarations de Nicolas Sarkozy, disant en début d’année, lors d’une visite au Rwanda, que des « graves erreurs » (et « une forme d’aveuglement ») ont été commises par la France ? Paris ménagerait-il Kigali ?
La reprise des relations diplomatiques avec le Rwanda est une bonne chose. Cela étant dit, je regrette le silence du Président de la République sur ce dossier, alors que le gouvernement rwandais n’a cessé de nous accuser de crime contre l’humanité et de complicité de génocide. Dès lors qu’il y a silence de l’Elysée sur ces accusations infamantes contre les militaires français, on peut penser qu’elles sont entérinées par le chef de l’Etat qui est aussi le chef des armées.
Avec le recul, comment jugez-vous l’opération Turquoise ? Y a-t-il des choses que vous auriez fait différemment ?
L’opération militaire n’était pas en elle-même compliquée. On a sans difficultés arrêté les massacres et désarmé les assassins. L’opération Turquoise venait certes trop tard mais la faute ne nous en incombe pas. Nous avons sauvé 20.000 à 30.000 vies. C’est peu au regard du génocide mais toute vie compte. Nous avons protégé trois à quatre millions de réfugiés dont nous avons surtout réussi à éviter l’exode massif vers le Zaïre. Mon regret, c’est de ne pas avoir mesuré tout de suite l’impact extrêmement nuisible de la radio des Mille collines. Nous avons mis une dizaine de jours de trop pour la neutraliser par des moyens de brouillage que nous avions fait venir de France. Cette radio a été dévastatrice. C’est elle qui a embrayé et accéléré le génocide.
Général Jean-Claude Lafourcade, Opération Turquoise. Rwanda, 1994, Perrin, 228 p., 18 €.”
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