Comment un film de fiction instrumentalise l’histoire
« Opération Turquoise » est un film bien fait et bien joué. Reflétant correctement l’ambiance et l’environnement de cette opération, il « colle à la réalité ». La chronologie, les événements, les lieux, sont très proches du déroulement de l’opération et les personnages principaux, officiers des Forces Spéciales notamment, sont aisément identifiables.
Mais si le film montre avec réalisme un aspect limité de l’opération, il donne une présentation fausse et tendancieuse de l’attitude et de l’action des militaires français. Ces derniers apparaissent hésitants, remplis de doutes et peu convaincus du bien fondé de leur engagement. Au motif de liens antérieurs établis, ils affichent un manque d’objectivité dans l’exécution de cette mission présentée comme ambiguë et imprécise. Certains événements réels, tels que ceux qui se sont passés à Bisesero et à Butaré, sont modifiés en appui de la thèse générale du film qui se dégage au fur et à mesure de sa projection : les soldats de l’opération Turquoise n’ont pas tout fait pour arrêter les massacres car ils étaient complaisants avec les génocidaires. On suggère ainsi qu’ils ont peut être été complices du génocide.
La réalité est toute autre et je tiens à réaffirmer des vérités incontestées en 1994 à l’issue de l’opération : la force Turquoise, qui agissait avec un mandat très clair de l’ONU, a arrêté les massacres en pénétrant dans le Sud Ouest du Rwanda dés le 20 juin 1994 et sauvé des milliers de vies, ce qui n’apparaît nullement dans le film. Puis elle a désarmé les miliciens et les Forces armées rwandaises (FAR) qui se trouvaient dans la zone de sécurité créée (ZHS). Outre un soutien humanitaire important, elle a surtout permis de fixer dans le Sud Ouest du Rwanda trois millions de réfugiés qui fuyaient au Zaïre devant l’avance du Front Patriotique Rwandais (FPR) du général Kagamé risquant de provoquer une nouvelle catastrophe politique et humanitaire.
Je récuse l’insinuation, faîte dans le film, selon laquelle l’armée française aurait protégé les génocidaires dans la zone de sécurité et aurait facilité le passage des FAR vers le Zaïre sans les désarmer. Les principaux responsables du génocide avaient déjà quitté le Rwanda à notre arrivée et le gros des FAR, sachant qu’il serait désarmé dans la zone de sécurité, est passé au Nord de cette zone pour refluer vers Goma au Zaïre. J’ajoute que si le FPR avait à l’époque accepté le cessez le feu proposé par l’ONU et par les FAR, il y aurait eu moins de victimes et le Rwanda n’aurait sans doute pas eu de prétexte pour envahir la République Démocratique du Congo (RDC) en 1996 avec pour conséquences plusieurs millions de morts. Il est également vraisemblable que les affrontements et les massacres qui se produisent aujourd’hui dans l’Est de la RDC n’auraient pas lieu.
L’action positive de l’Opération Turquoise qui s’est déroulée sous le regard permanent de très nombreux observateurs français et étrangers, a été saluée en 1994 dans le monde entier. Les Nations Unies ont alors demandé à la France de prolonger son mandat. Alors pourquoi cette présentation partiale des faits ?
Alors qu’une action judiciaire est en cours d’instruction à l’encontre de militaires de l’opération Turquoise, suite à des plaintes pour « complicité de génocide et crimes contre l’humanité » (sic), on peut penser que la thèse développée dans le film montrant l’action ambiguë des soldats français pourrait venir conforter ces accusations. Cela n’est pas sans conséquences, et je m’interroge sur l’alibi médiatique et juridique que procure le seul fait d’appeler « fiction » une réalisation qui instrumentalise l’histoire. Car est il légitime, sous couvert de fiction, de modifier impunément la réalité de faits concernant un drame historique bien réel ?
La réalisation de ce film au Rwanda, avec la bienveillance d’autorités qui ont rompu les relations diplomatiques avec la France parce que mécontentes d’une Ordonnance de la Justice Française les mettant en cause, laisse planer de sévères doutes sur l’objectivité de ce film et sur ses objectifs.
Les militaires qui ont rempli au Rwanda une mission particulièrement difficile ne peuvent admettre que, au prétexte d’une fiction, leur personnalité soit ainsi représentée et leur action gravement mise en cause.
Général (2S) Jean Claude Lafourcade
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