Contre-enquête sur le génocide
Le mercredi 6 avril 1994 à 20h25, l’avion du président rwandais Habyarimana est abattu par un missile sol-air au moment où il va atterrir à Kigali. Dès le 8 avril, des éléments extrémistes de différents partis forment un gouvernement intérimaire, après qu’ont été éliminées les personnalités du gouvernement et les autorités favorables à un accord avec le Front patriotique rwandais (FPR) [1]. Le 7 avril, des massacres de civils tutsis débutent à Kigali et dans les deux préfectures situées au nord du Rwanda. Ils sont commis par des miliciens et des soldats obéissant à des autorités militaires et des autorités territoriales pour qui ces tueries vengent le président Habyarimana (originaire de l’une de ces préfectures) et constituent un avertissement : les Tutsis paieront de leur vie les avancées du FPR. À cette même date et durant quelques jours, de tels massacres organisés n’ont pas lieu dans les autres préfectures. Vers la mi-avril, les officiers opposés à cette politique ayant été neutralisés, le gouvernement intérimaire engage une stratégie de génocide, réussit à la mettre en œuvre dans tout le pays et la mène d’avril à juillet 1994.
Sept chapitres de l’ouvrage (7 à 13) relatent comment, après l’attentat, le gouvernement intérimaire a voulu et organisé le génocide. Un tel récit s’insère dans une controverse qui dure encore : il contredit en effet une version influente de l’histoire des origines du génocide. La thèse officielle, présentée par le FPR comme l’unique vérité, est que les autorités rwandaises, d’origine hutue, auraient prémédité le génocide depuis 1959 ; il en donne pour preuve les exactions et les pogromes subis par la minorité tutsie depuis cette date, crimes qui auraient intentionnellement préparé la « solution finale ». Ces violences ont bien eu lieu. De plus, la République rwandaise, née de l’indépendance, n’a pas reconnu aux Tutsis les mêmes droits qu’aux autres citoyens. Ils en ont même été privés à bien des égards : les centaines de milliers de réfugiés tutsis vivant à l’extérieur du Rwanda ont été, durant des décennies, exclus de la nationalité rwandaise. Quant à ceux qui continuaient à vivre au Rwanda, soumis à de multiples pratiques discriminatoires, ils formaient un groupe séparé des autres, déclassé, « racialisé » par l’idéologie ethniste du pouvoir.
De son côté, sans remonter jusqu’aux troubles de l’indépendance, le procureur du TPIR a soutenu la thèse d’une planification du génocide, planification qui aurait été antérieure à l’attentat du 6 avril 1994. Le procureur tenait pour preuve de la conspiration un ensemble d’éléments préexistants à l’attentat – éléments effectivement déterminants dans la perpétration du génocide, dont entre autres la création, en juillet 1993, de la Radio télévision libre des mille collines (RTLM) dont les violentes diatribes ethnistes devinrent, en avril 1994, d’incessants appels au meurtre ; l’organisation de milices partisanes, armées et entraînées par des militaires dès la fin de l’année 1993 et qui tuèrent tout au long du génocide ; un programme d’« autodéfense civile » dont l’encadrement fut restructuré en mai 1994 afin de renforcer la politique des massacres. Il y eut aussi un rapport secret de décembre 1991, émanant d’une commission militaire formée sur ordre du président Habyarimana et définissant l’« ENI » [l’ennemi] comme « le Tutsi de l’intérieur ou de l’extérieur extrémiste et nostalgique du pouvoir ». Des incitations publiques à la haine ethnique furent également proférées par des personnalités politiques et des autorités locales et des massacres localisés de populations tutsies eurent lieu.
On comprend que la perpétration du génocide tutsi, à partir d’avril 1994, ait suscité une lecture rétrospective d’un ensemble d’éléments qui, sans conteste, comportait des attitudes et des discours explicitement génocidaires ainsi que des pratiques meurtrières à l’encontre des Tutsis. Cependant, à l’occasion de différents procès concernant des autorités politiques et militaires, les juges du TPIR n’ont pas admis la thèse du procureur, c’est-à-dire l’existence d’une entente en vue de commettre un génocide qui aurait été nouée avant le 7 avril 1994 entre les accusés eux-mêmes et en lien avec d’autres personnalités [2]. Ce jugement a été âprement contesté par les représentants de divers collectifs, selon lesquels la « planification » du génocide avait été conçue dans les hautes sphères de l’État rwandais depuis octobre 1990, au lendemain de l’attaque conduite par le FPR. Il a même été stigmatisé comme « négationniste ».
Cette qualification risque fort d’être appliquée au récit construit par André Guichaoua. À l’encontre d’une telle accusation, il me semble que ne va pas de soi une écriture de l’histoire qui assimile à une planification des discours et des actes meurtriers visant une catégorie de la population. C’est envisager comme inéluctable un processus qui aurait, en fait, pu être bloqué. Nous retrouvons là un programme ancien de l’historiographie du génocide juif : établir qu’il y a une différence de nature entre les discriminations, les exactions d’abord appliquées aux Juifs, et la politique systématique d’extermination. Ainsi, les historiens actuels ne considèrent plus que le sort du monde juif européen s’est trouvé scellé en 1933, lorsque fut rédigée la première définition du « non aryen ». Nous opérons cette analogie pour mieux faire comprendre ce que signifie la controverse suscitée par la question de la planification du génocide tutsi, de son origine, de ses initiateurs. En effet, de façon comparable, même si des actes et des discours génocidaires ont visé les Tutsis dès 1959, et de façon plus intense à partir de 1990, le lancement et la perpétration du génocide n’ont été possibles qu’après le 6 avril 1994, lorsque le gouvernement intérimaire eut les mains libres, après avoir éliminé les autorités légitimes.
La charge de la preuve
La restitution de ce qui s’est passé à Kigali la nuit du 6 avril et les jours suivants entre les divers protagonistes rwandais et non rwandais, est cruciale. C’est pourquoi André Guichaoua multiplie les éléments de preuve permettant d’établir la composition des réunions successives et les objectifs explicites ou secrets des uns et des autres, et de retracer les parcours meurtriers dans la capitale. Les sources ne manquent pas et ont des origines multiples : sources judiciaires, les plus importantes provenant du TPIR (auditions de témoins, notamment de survivants, dépositions de personnes inculpées, actes d’accusation établis par le procureur et jugements prononcés par le Tribunal), d’autres provenant de procès intentés, au nom de la compétence universelle en Belgique et au Canada, contre des Rwandais accusés de génocide ; sources produites sur d’autres scènes d’investigation, telles les enquêtes parlementaires menées en 1998 par le Sénat belge puis par l’Assemblée nationale française ; sources constituées par l’auteur lui-même qui a mené de nombreux entretiens avec des acteurs rwandais (acteurs libres, mais aussi acteurs emprisonnés) et dont il reproduit partiellement témoignages et analyses.
Le témoignage oral et, en particulier, le témoignage dans une arène judiciaire forment une part importante de la documentation. Il reste qu’une reconstitution qui s’appuierait exclusivement sur ce corpus ne serait pas convaincante. À cet égard, la pratique de production et d’utilisation des attestations personnelles concernant le Rwanda est justiciable des travaux menés par Renaud Dulong [3]. En effet, les déclarations de témoins prennent, à elles seules, valeur de preuve définitive dans les publications émanant d’instances gouvernementales rwandaises ou d’organisations militantes, sans que toutefois soient connues, restituées et examinées les conditions de recueil de ces témoignages, qui ne sont pas non plus confrontés à des versions divergentes. André Guichaoua montre que des documents écrits sont accessibles et que les témoignages doivent être croisés avec ces archives : communiqués, discours, agendas, documents institutionnels et privés, correspondances, etc. Ainsi, dans l’annexe 97, l’auteur retrace, jour par jour, les activités du gouvernement intérimaire et de ses membres en indiquant et publiant les documents servant à cette reconstitution [4].
André Guichaoua insère systématiquement dans son texte de longs extraits de ses sources, afin d’amener le lecteur au plus près de l’analyse du processus qui a conduit à la décision et à l’exécution du génocide : « Dans ce qui se passa à partir du 6 avril au soir, on peut observer et étudier une stratégie criminelle en acte, où des décisions, des événements (et notamment les assassinats de personnalités politiques) vinrent chaque jour conforter les issues les plus radicales voulues par les plus extrémistes à l’heure de la « guerre ultime » » (p. 451).
Contextualiser la prise de décision
La perpétration du génocide est fréquemment attribuée à une détermination unique, tels la haine ethnique, la fureur populaire, ou bien encore les méfaits du colonialisme, du catholicisme missionnaire, des puissances étrangères, ou enfin l’attaque du FPR en 1990. D’autres récits l’attribuent à une causalité événementielle, l’attentat du 6 avril 1994. L’apport de cet ouvrage est d’enquêter sur les prises de décisions criminelles de quelques-uns et de les situer dans un contexte – contexte auquel ces décideurs ont adapté leur stratégie – dont sont décrites et la complexité et la rapide évolution. Sans pouvoir détailler, on peut mentionner la quasi immédiate démission des puissances étrangères, renonçant à tenter d’interrompre la spirale de la violence.
Il y eut également, des deux parties en conflit, le refus de toute négociation et, en conséquence, l’engagement dans une guerre qualifiée de « dernière » par chacun des belligérants. Il y eut enfin la capacité du gouvernement intérimaire de mobiliser les ressources de l’État, principalement celles de l’administration territoriale, dans tous ses niveaux hiérarchiques, en procédant aux épurations et aux assassinats de ceux qui n’acceptaient pas le programme génocidaire, en suscitant localement des massacres qui conféraient du pouvoir à ceux qui s’en emparaient. Ces consolidations et remodelages de l’encadrement territorial, par les autorités intérimaires, dont André Guichaoua retrace méticuleusement les interventions à partir du 12 avril, expliquent la rapide dissémination des tueries : le plus grand nombre de victimes fut assassiné au cours des six premières semaines consécutives au 7 avril.
Si les logiques immédiates de la politique étatique du génocide sont restituées de façon convaincante dans le temps court des quelques semaines (cent jours) où elle fut mise en œuvre, il reste à les situer par rapport à des enjeux antérieurs toujours déterminants. Les six premiers chapitres de l’ouvrage analysent, selon la même méthode d’exposition détaillée, les tensions et les conflits propres à la sphère politico-militaire des années 1973-1994. André Guichaoua connaît ce contexte pour y avoir enquêté pendant une quinzaine d’années, avant même 1994. C’est ainsi qu’il a constitué un réseau d’interlocuteurs avec lesquels il a dialogué sur l’évolution des enjeux politiques propres à la société rwandaise de cette époque. Ces chapitres détaillent comment la guerre d’octobre 1990 a justifié, pour le clan présidentiel et ses alliés, la radicalisation de sa politique d’appropriation du pouvoir, tandis que d’autres partis recherchaient les moyens de libéraliser l’espace politique. Ils analysent aussi comment la stratégie du FPR, fondamentalement une stratégie de prise du pouvoir, a été le prétexte des extrémistes pro-hutus pour former une coalition idéologique. Après l’attentat du 6 avril, lorsqu’il devint clair que le FPR gagnerait la guerre, l’idée que les Tutsis de l’intérieur puissent bénéficier de sa victoire leur fut intolérable : « L’entretien de la frénésie génocidaire devint une finalité en soi » (p. 589).
Logique accusatoire et recherche universitaire
L’accusation de négationnisme, déjà lancée contre l’ouvrage d’André Guichaoua, prend appui sur un seul argument : l’auteur ne considère pas que la planification du génocide remonte au moins à 1990. Ce type d’argument, de logique accusatoire, surdéterminé par la scène judiciaire du TPIR et autres lieux de procès, a ses partisans et ses enjeux politiques. Mais, du point de vue de la recherche historique, il ne me semble pas pertinent. Il me semble même qu’un parti pris immunologique doit être adopté par rapport à ce genre de discours et le livre d’André Guichaoua y aide.
Le terrain d’étude de cet ouvrage est clairement délimité : il s’en tient aux conflits entre les milieux de notables qui composaient le système politique rwandais, aux décisions prises par certains de leurs représentants, et aux conséquences de ces décisions. D’autres recherches, publiées ou en cours, attestent elles aussi, contre les attitudes purement polémiques voire l’ignorance tout court, la possibilité de controverses prenant appui sur une grande diversité d’enquêtes et sur des savoirs vérifiables. Ces travaux portent en particulier sur l’une des caractéristiques de ce génocide : la rapidité des massacres. Une rapidité qui n’aurait pas été possible avec la seule intervention des milices et des militaires. Il a fallu que des individus qui n’appartenaient pas aux mouvances extrémistes et n’avaient jamais été entraînés, physiquement et mentalement, à des pratiques de violence extrême participent, en nombre, aux tueries. La question de leur mobilisation est capitale, non moins que celle des résistances aux injonctions de massacre. Sur ce point précis également, la recherche universitaire doit affronter les visions manichéennes que certains médias et publicistes imposent dans le débat public.
Notes
[1] Le FPR était une organisation politico-militaire fondée par des éléments de la diaspora issue de la première génération des Tutsis qui avaient dû fuir leur pays lorsque, en 1961, des politiciens hutus prirent le pouvoir. Le 1er octobre 1990, il lança, à partir de l’Ouganda, une offensive militaire contre l’État rwandais. Il remporta la victoire en juillet 1994.
[2] The Prosecutor v. Théoneste Bagosora et al., Case No. ICTR-98-41-T Judgement and Sentence 540, 18 December 2008 : « 2113. Accordingly, the Chamber is not satisfied that the Prosecution has proven beyond reasonable doubt that the four Accused conspired amongst themselves or with others to commit genocide before it unfolded on 7 April 1994 ».
[3] Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éditions de l’Ehess. 1998.
[4] L’auteur a constitué un corpus de 134 annexes, soit plus de 4 000 pages, consultables sur internet. Elles comportent des documents inédits, stratégiques pour la démonstration (dont le jugement de Bagosora reproduit dans l’annexe 133). Y figurent aussi des mises en forme intermédiaires de documents préparant l’analyse, mais trop longues pour être intégrées à l’ouvrage.