Texte du colonel Robardey dans” l’Afrique Réelle”
Comment, pour mieux « échapper à l’histoire », Kagame manipule la Justice
Michel ROBARDEY1
Paul Kagame, actuel chef de l’état rwandais l’a dit clairement lors de sa visite officielle en France en septembre dernier : il souhaite « échapper à l’histoire » pour mieux aller de l’avant. Il est donc dans l’obligation de se débarrasser de toute responsabilité dans ce qui est unanimement considéré comme l’acte déclencheur du génocide rwandais : l’attentat contre le Falcon présidentiel du 6 avril 94 à Kigali.
Pour ce faire, Paul Kagame a interdit que son pays pourtant territorialement compétent diligente la moindre enquête sur ce crime. Il a également réussi à empêcher que, s’agissant de l’assassinat des deux chefs d’état africains et de leur suite, se tienne l’indispensable procès international. Il y est parvenu en manipulant le Tribunal Pénal International pour le Rwanda2 qui, pourtant, en avait reçu mandat.
Restait cependant un gros problème : en France, les familles de l’équipage de l’avion, assassiné avec ses passagers, avaient porté plainte. Une instruction judiciaire jusque-là à l’abri des pressions politiques nationales et/ou internationales avait prospéré et abouti à la mise en examen de neuf proches de Paul Kagame, celui-ci étant protégé par son immunité présidentielle.
I. L’instrumentalisation du TPIR et de la communauté internationale
L’attentat du 6 avril 94 avait été présenté dès le mois de juin 1994 par le rapporteur spécial des Nations Unies René DEGNI SEGUI comme semblant bien « être la cause immédiate des événements douloureux et dramatiques que connait actuellement le Pays ». DEGNI SEGUI précisait que « dans la mesure où il peut avoir des liens entre ceux qui l’ont commandité et les responsables des massacres… », il doit être examiné par le rapporteur spécial. C’est un des éléments sur lesquels se fonde le Conseil de Sécurité des Nations Unies pour adopter le 8 novembre 1994 la résolution des Nations Unies créant le TPIR. Et, par conséquence, le TPIR initiera une enquête sur cet attentat.
En 1997, la canadienne Louise ARBOUR, Procureur du TPIR se montra enthousiaste lorsque Mike HOURIGAN, enquêteur du bureau du procureur lui indique qu’il est en mesure d’avoir des contacts avec certains auteurs de l’attentat. Quelques jours plus tard, Mike HOURIGAN lui rendit-compte par téléphone que ses investigations mettant en cause l’entourage de Kagame. Louise ARBOUR changea alors d’avis : cet attentat n’entrerait plus dans le champ de compétence du TPIR. Elle interdit donc à HOURIGAN de poursuivre cette enquête.
Trois ans plus tard, en 2000,. Carla del PONTE succéda à Louise ARBOUR. Après que les déboires de l’enquête HOURIGAN eussent paru dans la presse Canadienne et sous la pression des avocats de la Défense qui ne cessaient de réclamer des investigations sur ce crime déclencheur voire fondateur du génocide, le nouveau procureur en mesura l’importance puisqu’il écrivit « if it is RPF that shot down the plane, the history of the genocide must be rewritten ».
Mais cette enquête sur l’attentat du 6 avril ne sera pas réalisée par le TPIR . Carla del PONTE s’en est expliquée en détail et a clairement exposé comment Kigali exerça en 2002 un chantage sur le TPIR empêchant tout simplement la tenue des audiences du Tribunal en refusant aux témoins rwandais de se rendre à Arusha.
Paul Kagame avait bien conscience que laisser s’accomplir une seule enquête contre le FPR conduirait à celle sur l’attentat et détruirait inéluctablement le château de cartes d’accusations de planification de génocide qu’il avait construit contre ses opposants politiques. Aussi, le 28 juin 2002, il déclara au Procureur du TPIR : « Si vous ouvrez une enquête, les gens vont penser qu’il y a eu deux génocides….. Vous n’avez pas compris ce que je vous ai dit. Nous savons très bien ce que vous faîtes…Et nous ne laisserons pas faire cela… »3!
Sortant de cette entrevue houleuse, madame Carla del PONTE explique avec trois ans d’avance comment et pourquoi Paul Kagame se trouvera dans l’obligation pour lui et pour son pouvoir, de détruire l’enquête BRUGUIERE : « . Je craignais que le Conseil de sécurité des Nations Unies ne prenne aucune mesure déterminante pour réagir au refus de Kagame pour coopérer avec le tribunal et à la campagne de dénigrement du Rwanda visant à contrecarrer les travaux du Tribunal. Seule l’enquête Bruguière, pensais-je, pouvait encore jouer un rôle significatif pour briser le cercle vicieux de l’impunité »4.
La juge sud-africaine Navanethem PILLAY5, alors présidente du TPIR, se joignit à son procureur, Carla del PONTE, pour dénoncer officiellement la défaillance du Rwanda à remplir son obligation de coopérer avec le tribunal.
Les Etats Unis intervinrent alors et proposèrent en mai 2003 que toutes les enquêtes mettant en cause des membres du FPR, et surtout toutes les preuves détenues par le TPIR accablant des membres du FPR soient remises au gouvernement de Kigali aux fins d’un éventuel jugement.
Carla del PONTE fut écartée en 2003. Exit avec elle les enquêtes spéciales. Comme elle l’avait pensé, désormais seule l’enquête BRUGUIERE menaçait encore l’impunité totale de Kagame et de ses proches.
II. L’enquête BRUGUIERE doit être détruite
Ayant obtenu l’assurance que le TPIR ne constitue plus une menace, Kagame reporta tous ses efforts sur le travail effectué par le juge BRUGUIERE, montant pour ce faire une savante manoeuvre en plusieurs temps.
21. 1° temps : l’accusation en miroir : le rapport Mucyo
En 2004, Kagame créa la « Commission nationale indépendante chargée de rassembler les éléments de preuve montrant l’implication de l’État français dans la préparation et l’exécution du génocide perpétré au Rwanda en 1994 », dite commission Mucyo du nom de son président. Le titre était en soi tout un programme : une enquête pseudo-indépendante enquêtant contre un coupable pré-désigné. Il s’agissait de monter un contre-feu contre l’enquête BRUGUIERE et de menacer le gouvernement français puisque.
La commission Mucyo n’avait pas fini de travailler lorsqu’à la fin novembre 2006, le Rwanda rompit ses relations diplomatiques avec Paris après que le juge Jean-Louis Bruguière eut signé une ordonnance portant mandat d’arrêts contre neuf officiers rwandais et préconisé des poursuites contre le président Kagame pour leur participation présumée à l’attentat contre l’avion de l’ex-président rwandais Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994.
La commission « indépendante » Mucyo remit en novembre 2007 à Paul Kagame un pré-rapport de 500 pages contenant “divers témoignages recueillis sur la responsabilité du gouvernement français dans le génocide de 1994”. Elle ne transmettra que le 5 août 2008 son rapport à la justice après, vraisemblablement quelques « ajustements » exigés par le président rwandais. Cette remise sera suivie d’un communiqué officiel du ministre de la justice rwandais, Tharcisse Karugarama qui, interprétant largement le rapport et allant bien au-delà, accusait clairement de complicité de génocide un certain nombre de personnalités et de militaires français6.
Les principales conclusions de ce rapport sont que :
– la France était au courant des préparatifs du génocide,
– la France a participé aux principales initiatives de sa mise en place et à sa mise en exécution ;
– les militaires français de l’opération Turquoise auraient directement pris part aux massacres des Tutsis et commis de nombreux viols sur des rescapées tutsis ;
– des médecins français auraient commis des refus de soins et des amputations abusives sur des réfugiés tutsis, etc.
Il sera immédiatement relevé que ces accusations reposent sur de faux documents et des témoignages pour le moins erronés, sans cohérence entre eux ni avec les faits. On avait déjà vu au cours des procès devant le TPIR que certains témoins présentés par Kigali se rétractaient, que d’autres avaient été condamnés pour faux témoignages, que l’accusation présentée par le procureur n’était pas sincère puisque refusant de communiquer à la Cour des éléments à décharge. Le rapport Mucyo reproduisait, en les exagérant et les multipliant, ces travers déjà constatés à Arusha.
Ayant perdu ses effets par ses outrances et par les moyens employés, le rapport Mucyo n’avait en rien permis de contrer l’enquête du juge BRUGUIERE qui prospérait dans le secret de l’instruction puisqu’aucun des mandats d’arrêts diffusés n’ayant été mis à exécution, personne n’avait encore eu accès au dossier. Il fallait donc faire en sorte de connaître le contenu du dossier d’instruction.
22. 2° temps : la technique de la chèvre
En France, pour connaître le contenu d’un dossier d’instruction, il n’existe qu’un seul moyen légal : devenir partie au procès, c’est-à-dire dans le cas qui nous préoccupe, présenter au juge un des militaires faisant l’objet d’un mandat d’arrêt. Celui-ci sera inévitablement mis en examen, bénéficiera de l’assistance d’un avocat qui ayant accès au dossier, sera dès lors en mesure de renseigner Kigali sur les éléments de preuves contenus. Il ne restera plus ensuite qu’à construire et produire des preuves contraires pour enterrer la procédure.
Cette manoeuvre fût élaborée, on le sait aujourd’hui, par le gouvernement français emmené par Bernard KOUCHNER, alors ministre des Affaires Etrangères. Les responsables français seront tellement fiers de cette idée lumineuse qu’un ou plusieurs conseillers de l’Elysée disputeront à Bernard Kouchner l’honneur de cette « réussite ».
Kagame et les huit officiers généraux et supérieurs rwandais visés par les mandats d’arrêts désigneront pour servir de « chèvre » la seule femme de la liste. Je ne reviens pas sur les circonstances rocambolesques de la « livraison » déguisée en arrestation par la police allemande de Rose KABUYE. Avec la bénédiction de l’Elysée, à partir de novembre 2008, Kigali eut donc accès au dossier BRUGUIERE.
23. 3° temps : le rapport MUTSINZI et la pseudo expertise écossaise
Un des arguments clé des critiques formulées contre le juge BRUGUIERE était que celui-ci ne s’était pas rendu au Rwanda pour enquêter et qu’il l’avait fait dans son bureau, comme le font 99,9 % des juges d’instruction chargés d’une information criminelle. Pour faire passer les successeurs du juge BRUGUIERE7 sous les fourches caudines de Kigali comme cela avait été fait pour le TPIR, il fallait l’amener à exprimer le désir de se rendre Kigali.
En attendant que ces derniers soient convaincus – ou pour le convaincre – Kigali a créé par arrêté du Premier Ministre en date du 16/04/2007 et pour une durée indéterminée un « Comité indépendant d’experts charge d’établir la vérité sur les circonstances du crash de l’avion Falcon 50 immatriculé 9XR-NN survenu le 06/04/1994». Ce comité pseudo-indépendant fut place sous l’autorité du Ministre rwandais de la justice auquel il soumet ses rapports. Ceux-ci prirent comme d’habitude le nom du président du comité et le « rapport Mutsinzi » fut rendu le 20 Avril 2009.
Le rapport Mutsinzi ayant pour but de prendre le contre-pied des éléments contenus dans le dossier BRUGUIERE prétend sans surprise établir, au prix de nombreux témoignages rassemblés par les autorités rwandaises et proposés aux « experts » de l’équipe Mutsinzi , que les missiles ayant abattu l’avion n’ont pas été tirés de la colline de Masaka mais depuis le camp militaire de Kanombe.
Ce rapport était en fait constitué de deux documents :
– un rapport d’enquête mettant en évidence une masse de témoignages nouveaux dans le but avoué de contrecarrer les témoignages recueillis en 1994 sur les lieux de l’attentat par l’auditariat militaire belge, dont la procédure a été annexée au dossier d’instruction français ;
– un dossier d’expertise balistique chargé de traduire en « preuves scientifiques » soi-disant incontestables les nouveaux témoignages, tout en prenant bien soin d’oublier ou minimiser les témoignages anciens.
Deux numéros d’Afrique Réelle, le numéro 4 d’avril 2010 et le numéro 6 de juin 2010 dénonceront immédiatement les insuffisances de ce rapport qui n’était pas le fait d’enquêteurs qualifiés et ne respectait aucun des principes de base d’une enquête objective et impartiale. Bien d’autres connaisseurs8 du dossier rwandais exprimeront les mêmes critiques ou des critiques voisines.
Ce rapport et ces critiques furent reçus par le juge d’instruction. Une partie au moins de ces dernières fut intégrée dans le dossier d’instruction.
La polémique ainsi soulevée ne pouvait laisser rester en l’état et, tout naturellement, le magistrat instructeur devait la trancher par une expertise qui serait reçue comme incontestable, ce qui déboucha sur la quatrième étape, celle de « l’expertise Trévidic ».
1 Colonel de Gendarmerie, il fut conseiller technique « Police Judiciaire » auprè du gouvernement rwandais de septembre 90 à septembre 93.
2 Lire entre autres « Le tribunal des vaincus- Un Nuremberg pour le Rwanda ? » de Thieiry Cruveillier – Calman-Lévy – 2006
3 Op. cité
4 Op. cité . Ces pressions sont confirmées par Florence HARTMAN dans « Paix et châtiment – Les guerres secrètes de la politique et de la justice internationales » – Flammarion 2007
5 Navanethem PILLAY sera ultérieurement, après avoir quitté le TPIR, une des signataires du rapport « Mapping » de l’ONU mettant en cause l’armée et le gouvernement rwandais dans des crimes de guerre commis au Congo voisin, dont certains pourraient recevoir la qualification de génocide.
6 Dont le signataire de cet article qui, en compagnie de neuf autres officiers, s’est constitué partie civile contre ce document. Une instruction est en cours au cabinet de madame ZIMMERMAN doyen des juges d’instruction au TGI de Paris.
7 En 2007, le juge BRUGUIERE ayant été admis à faire valoir ses droits à la retraite, le dossier d’instruction sur l’attentat du 6 avril 1994 a été confié à deux juges d’instruction : les juges Nathalie PONS et Marc TREVIDIC
8 Citons entre autres le professeur Reyntjens, le colonel Marchal commandant le bataillon belge de la Minuar en 1994, plusieurs pilotes français et rwandais connaissant parfaitement l’aéroport de Kanombe, etc.
Une expertise insolite et qui pose bien des questions
Michel ROBARDEY
Le 21 avril 2010, Nathalie POUX et Marc TREVIDIC, Vice-présidents chargés de l’instruction délivrent une ordonnance aux fins d’expertise. Ils désignent cinq experts, leur confient une mission longuement détaillée en deux grandes pages et fixent à fin mars 2011 la date à laquelle leur sera rendu, selon l’expression consacrée « un rapport détaillé contenant leur avis motivé ».
Un examen attentif de la mission rédigée par les magistrats permet de constater que, loin de laisser les experts consulter la totalité du dossier, les magistrats ont pris le soin de leur « faciliter » la tâche en leur indiquant très précisément les cotes des documents à consulter. Ceci sous-entend que les experts n’ont pas accès aux autres pièces. Seul un examen, pièce par pièce, des documents proposés et des documents refusés permettrait de se faire une idée précise de la raison de cette sélection et de la manière dont elle a été pratiquée. N’ayant pas accès au dossier, nous n’avons pas les moyens de procéder à cette étude, mais on verra que, procédant par sondage à partir de documents tombés dans le domaine public, on est amené à s’interroger.
La mission confiée aux experts comporte: « Nous accompagner au Rwanda pour y faire les constatations indispensables à l’exécution de la mission d’expert1 ».
On observe également que les magistrats demandent une approche pluridisciplinaire, en considération de « toutes les données recueillies » qu’ils prennent soin de détailler y incluant « les témoignages recueillis ». On peut comprendre, compte tenu de la formulation de la phrase et de la place de ce paragraphe venant immédiatement après celui prévoyant la mission au Rwanda, qu’il s’agit des témoignages recueillis au cours du transport sur les lieux.
Enfin, on constate que les magistrats demandent aux experts d’indiquer « quels sont les lieux possibles des tirs et les lieux qui peuvent au contraire être exclus en s’attachant en particulier aux lieux de tirs cités par les témoins, à savoir la colline de Masaka et plus particulièrement le lieu-dit La ferme et ses alentours, ainsi que le camp de Kanombe et ses alentours.».
Il n’est donc pas exclu que les tirs proviennent d’un lieu non encore cité dans la procédure et il est demandé aux experts de définir le périmètre dans lequel ce lieu peut se trouver.
Il est intéressant de noter que les juges ont prescrit : « Si les déclarations d’un témoin sont incompatibles avec les données techniques …. expliquer précisément les motifs permettant d’écarter ce témoignage.». Mais de quels témoignages s’agit-il ? De tous les témoignages contenus dans le dossier ou des seuls témoignages recueillis au cours du transport sur les lieux ? On en revient à la consultation par les experts du dossier dans sa totalité ou en partie.
Le transport sur les lieux a été effectué du 12 au 17 septembre 2010. Mais le rapport des experts ne sera pas déposé dans le délai imparti de fin mars 2011. Car le 17 mars 2011, quelques jours seulement avant l’échéance et au moment où ils étaient probablement en train de rédiger la conclusion de leur rapport, ils ont écrit aux magistrats mandants. Ils expliquent que « Au cours de nos investigations, précisément lors de nos recherches engagées pour déterminer le lieu des tirs des missiles, il nous est apparu nécessaire de nous entourer d’un spécialiste dans le domaine de l’acoustique… ».
En clair les experts en balistique avouent leur incapacité à déterminer, à eux seuls, le périmètre d’où sont partis les missiles qui ont abattu l’avion. C’est ce qu’on peut appeler une « expertise blanche » par similitude avec les « autopsies blanches » ainsi désignées lorsqu’elles sont dans l’incapacité de révéler les causes de la mort.
Demandant qu’une « expertise complémentaire confiée à un expert acoustique puise compléter » leurs travaux (on appréciera le « compléter »), les experts sollicitent logiquement une extension du délai imparti qu’ils souhaiteraient « voir repositionné pour le 30 septembre 2011 ».
Faisant diligence, les magistrats accédaient à leurs desiderata en délivrant dès le 29 mars 2011 l’ordonnance réclamée, confiant à un expert acousticien une mission détaillée en une page. Cette mission est également extrêmement limitative quant aux pièces du dossier qui seront communiquées à cet expert. Il lui est en effet recommandé de consulter les témoignages de cinq témoins seulement : les deux témoignages du LCL de St Quentin, les deux témoignages de Daniel Daubresse ; les deux témoignages de Massimo Pasuch ; les deux témoignages de Philippe Leiding et celui de Joséphine Mukazitoni.
Et le paragraphe qui suit cette désignation sous-entend clairement qu’il n’est pas question de prendre en compte d’autres témoignages que ceux-ci : « Nous préciser dès que possible les questions qu’il serait utiles (sic) de poser aux témoins déjà entendus mentionnés ci-dessus ou à ceux dont il est fait référence dans leur audition2 et qui aurait (re-sic) pu entendre le départ des tirs ».
Mais, une fois de plus, le nouveau délai imparti par le juge ne sera pas respecté. Quelques jours avant son échéance, les experts écrivent aux magistrats le 22 septembre 2011, sollicitant une nouvelle extension du délai jusqu’au 30 novembre 2011 au motif que « il apparait que de nouvelles informations pourraient être disponibles dans les semaines à venir ». Les 3 octobre 2011, les magistrats accèdent à ce désir par courrier, sans autre commentaire ni considération.
Les experts précisent que par la suite les magistrats instructeurs leur ont remis « des auditions de témoins à exploiter avant de déposer le rapport ». Ils détaillent ces auditions et on constate qu’il s’agit en fait à peu de choses près des dépositions figurant déjà dans la mission confiée à l’acousticien (témoignages de Philippe Leiding ; Jean Colige ; des couples Daubresse et Pasuch; de St Quentin) ou de leur témoignage « rafraichi », « complété » voire transformé par une seconde audition recueillie dix-sept ans plus tard.
Puis, soucieux de la bonne compréhension de la chose par les parties auxquelles ils en réservaient théoriquement la primeur, les magistrats délivreront le 22 décembre 2011 une nouvelle ordonnance « en vue d’exposer les travaux d’expertise aux parties et à leurs avocats lors de l’acte d’instruction du 10 janvier 2012 à 14h00… ». Il s’agit de présenter le rapport sous PowerPoint dont on connait les vertus pédagogiques plus convaincantes, voire plus médiatiques qu’un rébarbatif pavé de 500 pages.
Le fond de ce rapport d’expertise
Nous nous contenterons d’examiner quelques points principaux de l’étude balistique avant de traiter de l’étude acoustique.
L’expertise balistique
L’expertise balistique conclut que les missiles utilisés sont des SA16, confortant ainsi un point essentiel de l’instruction Bruguière qui a établi que :
– Les FAR ne possédaient pas de SA 16;
– Aucun militaire des FAR n’avait reçu la formation indispensable au maniement de ces armes ;
– Le FPR possédait des SA 16 et s’en servait fort bien depuis le 6 octobre 90, ayant abattu un avion de reconnaissance et un hélicoptère armé en approche tactique, ce qui est autrement plus difficile que d’abattre un avion civil en vol rectiligne ;
– Les étuis retrouvés sur un lieu de tir supposé étaient des étuis de SA 16.
L’expertise balistique présume que le missile qui a impacté aurait probablement été tiré devant et à la rencontre de l’appareil et que, avant de parvenir aux réacteurs qui l’attiraient, le missile aurait été en quelque sorte intercepté par l’appareil, au niveau de la partie de l’aile gauche la plus proche du fuselage. Mais, l’examen des débris de l’appareil ne permet pas de déterminer si l’avion a été touché par l’avant ou par l’arrière, et cette supposition semble ne pas prendre en compte :
1°) la manoeuvre d’évitement effectuée par le pilote après que l’avion a été frôlé par le premier missile. Cette manoeuvre, citée dans le rapport d’expertise, avait été préparée de longue date par un pilote ancien militaire qui s’était ouvert de ses inquiétudes dans une correspondance adressée au Capitaine Bruno DUCOIN et figurant dans le dossier.
Or cette manoeuvre d’évitement soudaine, amène brutalement l’appareil à être incliné et orienté vers la gauche de sa trajectoire au moment de l’impact, selon ce qu’auraient affirmé divers témoins. Elle avait pour but de soustraire l’appareil au missile qui l’approchait. Elle n’a malheureusement soustrait que le réacteur et le missile poursuivant sa route aura percuté l’aile ou le fuselage de l’avion juste à côté du réacteur;
2°) le fait qu’un missile peut rater une cible émettrice de chaleur vers laquelle il se dirige. Ce fut le cas du premier missile qui rata le réacteur et l’avion. Le second missile pouvait fort bien rater le réacteur mais toucher l’avion.
Par ailleurs, on comprend mal pourquoi les experts ont limité leur étude à six positions de tir prédéfinies – qualifiées d’hypothèses dans le rapport – alors que le périmètre à partir duquel il était possible d’abattre l’avion en comporte bien d’autres. Quid des autres possibilités ?
On a vu que, pour déterminer le lieu de départ des missiles, les experts en balistique avaient besoin de compléter leur travail par une expertise acoustique alors qu’ils avaient achevé leurs investigations et étaient sur le point de conclure.
Cela est suffisamment éloquent pour comprendre qu’ils n’avaient avant ce complément acoustique qu’une seule certitude : le type de missile utilisé. Le reste de la démonstration visant à déterminer le lieu de tir des missiles n’est en fait qu’une extrapolation à partir de témoignages humains, tardivement renouvelés, dont tout un chacun connait la fragilité grandissante avec le temps.
L’expertise acoustique
L’expert acousticien appelé tardivement en renfort d’une expertise balistique dépourvue de certitudes :
– ne s’est pas transporté sur les lieux : il n’a pas pris en compte les échos qui peuvent répercuter les sons dans ce paysage vallonné ou entre les bâtiments, voire à l’intérieur des habitations du camp de Kanombe où se tenaient les témoins ;
– n’a jamais entendu et encore moins mesuré le nombre de décibels produits par un départ de SA 16 et surtout pas dans le contexte local de Kanombe–Masaka, les essais ayant été effectués « par similitude …. par rapport à un propulseur de roquettes suffisamment équivalent3 …… à La Ferté Saint Aubin dans le…Loiret !
– a travaillé sur un nombre extrêmement restreint de témoignages, recueillis par d’autres que lui, et préalablement sélectionnés selon des critères qui restent à déterminer. Il semblerait que les témoignages recueillis en 1994, à chaud et sur place, par l’auditoriat militaire belge aient été purement et simplement écartés, minimisés ou remplacés par de nouvelles auditions des témoins prises dix-sept ans plus tard. Certains de ces témoignages ont inévitablement évolués avec le temps, n’évitant pas certaines contradictions. Curieusement, il semblerait que dans ce cas, seul le témoignage le plus récent – et donc le moins fiable – aurait été retenu….
Il apparait ainsi que le Dr Pasuch affirme, entre autres, avoir entendu les tirs de DCA immédiatement après l’explosion de l’avion. Or ceci est tout simplement impossible. En effet les munitions de DCA des FAR avaient été consignées par les officiers de la MINUAR chargés de contrôler l’armement conformément aux accords d’Arusha. Les soutes à munition de Kanombe étaient cadenassées et une équipe de la MINUAR surveillait le camp jour et nuit, 24H sur 24. Les comptes rendus de ces officiers de la MINUAR attestent que ces soutes à munitions n’ont été forcées par les FAR que le 7 avril au matin. Massimo Pasuch n’a pas pu entendre des tirs de DCA au cours de la nuit du 6 au 7. Son témoignage, sur lequel repose en grande partie le rapport d’expertise acoustique et, partant, l’ensemble de l’expertise, s’en trouve totalement discrédité.
Autre exemple, de témoignage déformé et/ou négligé : le 6 avril 1994 à 20h30, le capitaine VANDRIESSCHE de la MINUAR rend compte par radio, ainsi qu’en atteste le journal du bataillon (Journal KIBAT) : « Tir de missile ( ?) sur un avion en bout de piste. Le poste sentinelle a vu une boule de feu. Missile vient SE-SO ».
Le poste sentinelle se trouve à l’ancienne tour de contrôle de l’aéroport, juste au sud de la piste et au nord-ouest du camp de Kanombe. Cette mention précise d’un missile venant du Sud Est et allant au Sud Ouest de cette tour indique clairement que le missile venait de la direction de Masaka et suivait l’avion. Cette observation consignée au moment des faits par un officier para commando belge qui sait ce qu’est un compte rendu, et qui sait où sont le sud, l’est et l’ouest de sa position, aurait dû être déterminante et à tout le moins prise en compte.
Or cette mention pourtant gravée dans le marbre d’un document officiel n’apparait pas dans la réflexion des experts.
De plus, si le rapport d’expertise mentionne un extrait du « témoignage de Gerlache », qui est probablement la sentinelle à l’origine du compte rendu, il « oublie » étrangement de citer la première partie de ce témoignage, dans lequel GERLACHE signale explicitement que de l’ancienne tour de contrôle, il ne voyait pas le camp de Kanombe.
L’aspect très relatif de ce rapport d’expertise
Ce rapport d’expertise, qui ne tranche rien au fond et ne présente qu’un périmètre de tir « le plus probable », à quelques centaines de mètres près, sera étudié par les parties civiles qui ont trois mois pour présenter leurs observations et autres demandes d’actes complémentaires. On peut penser qu’elles ne s’en priveront pas.
En tout cas ce rapport n’est qu’une pièce parmi d’autres d’un dossier qui en comporte plusieurs milliers. Il est d’ores et déjà acquis que ce document – contestable par définition et beaucoup moins précis et déterminant qu’on a bien voulu le raconter – est en contradiction avec d’autres éléments déjà contenus dans le dossier ou à venir.
La tâche des magistrats est loin d’être achevée et la rigueur dont on crédite généralement le juge Trevidic ne peut que l’amener à poursuivre encore longuement vérifications et auditions des témoins qui piaffent à la porte de son cabinet.
1 C’est nous qui soulignons : en avril 2010 les deux juges estiment le transport sur les lieux « indispensable », ce ne sera plus le cas pour les expertises acoustiques supplémentaires.
2 C’est nous qui soulignons
3 C’est nous qui soulignons
Question : Pourquoi le Rwanda a-t-il eu la primeur de « l’expertise Trevidic »
Par leur ordonnance du 22 décembre 2011, les magistrats avaient soigneusement préparé la communication aux parties de ce rapport d’expertise pour le 10 janvier 2012. Ils souhaitaient apparemment conserver jusque-là la plus grande confidentialité. Les parties civiles, sans préjuger aucunement des conclusions des experts, se sont rendues à la convocation des magistrats sans se douter qu’elles entraient dans la nasse de ce qu’il faut bien appeler une embuscade.
Quelle ne fut pas la surprise des observateurs de s’apercevoir que dès le 9 janvier, l’ambassade du Rwanda à Paris et les avocats de la défense anticipaient largement l’événement en diffusant un communiqué triomphal annonçant une “Conférence publique avec la presse (Attaque contre l’avion présidentiel : manipulation de l’enquête Bruguière) pour le mercredi le 11 janvier 2012 de 11 Heures à 12 Heures 30 dans un hôtel situé sur la rue Jean Goujon, près du métro Champs Elysées” et affirmant que
« Mes Léon-Lef Forster et Bernard Maingain, avocats des sept Rwandais encore mis en examen dans ce dossier, organiseront une conférence de presse à Paris. À cette occasion, ils reviendront sur les conclusions des experts mandatés par les deux magistrats français, qui leur auront été communiquées la veille, et exposeront les nombreuses manipulations et irrégularités qui ont entaché cette information judiciaire pendant la décennie où celle-ci était conduite par le juge Jean-Louis Bruguière. ».
On en s’étonne moins en apprenant que, dès le 8 janvier 2012 à 9h19, l’agence ChimpReports qui diffuse « All Breaking news from all over Uganda and East Africa” avait affirmé en ligne que Kagame avait déjà été rendu destinataire d’une copie du rapport d’expertise: “Rwanda President Paul KAGAME has received a copy of the long-awaited report on the April 6, 1994 shooting down of the plane carrying Juvenal Habyarimana.“
Dans la foulée, les journalistes habitués à diffuser en France les thèses kigaliennes emboitaient le pas. Malagardis, publia ainsi un communiqué dès le 10 janvier à 0 heures. Quant à Christophe Boltanski il publia à 12 heures 01, soit deux heures trente avant que les parties civiles n’entrent dans le cabinet d’instruction, un article manifestement préparé de longue date et comportant croquis.
Les déclarations aussi excessives que définitives des avocats de la défense se sont enchaînées les unes aux autres, l’un exigeant un non-lieu immédiat pour les mis en examen, l’autre allant jusqu’à menacer de traduire en justice pour «tentative d’escroquerie à jugement en bande organisée» ceux qui auraient encore l’audace de constater que ce rapport d’expertise ne change pas grand-chose à la volumineuse procédure prise dans son ensemble.
Tout cela avait pour but d’imposer à tout un chacun l’apparence déterminante d’un rapport qui, après étude, ne l’est en aucune façon. Plus la démonstration est faible, plus on a tendance à crier fort pour l’imposer et les avocats de la défense ont crié beaucoup trop fort. Infligeant une forte pression médiatique à des magistrats déjà fortement soumis aux pressions politiques, ils espéraient obtenir en urgence et sous le coup de l’émotion des ordonnances de non-lieu pour l’entourage de Paul Kagame.
C’était oublier qu’une juridiction d’instruction n’est pas une juridiction de jugement. Il ne lui appartient pas de trancher dans le secret de son cabinet entre des éléments contradictoires mais, bien au contraire, de les renvoyer devant le Tribunal Correctionnel ou la Cour d’Assises afin qu’ils fassent l’objet d’un débat public. C’est la règle de la justice républicaine. Toute autre décision, et en particulier des ordonnances de non-lieu prises précipitamment sur la base d’une expertise qui demande à être débattue relèveraient d’une préoccupation très éloignée de l’esprit de justice.
vous pouvez visionner le document paru dans Afrique réelle ici
documents longs à ouvrir
Commentaires du Col. Marchal sur le rapport balitico-acoustique
Rapport d’expertise sur l’attentat du 6 avril 1994. L’arbre qui cache la forêt
Sur le plan de la stratégie de communication, le battage médiatique qui a entouré (il serait plus exact de dire “précédé”) la divulgation du rapport d’expertise sur l’attentat du 6 avril 1994 me laisse admiratif. Une fuite, qui a tout l’air de ne pas être fortuite, a permis à la Propaganda-Abteilung du régime de Kigali d’activer ses réseaux et de distiller enfin “La Vérité”, que la grande majorité des médias a repris en chœur sans s’être donné la peine de lire et d’analyser le contenu dudit rapport d’expertise.
Voilà ce que l’on peut appeler de la conscience professionnelle bien comprise. Il est à remarquer que cette même précipitation s’était également manifestée, en décembre 2009, lors de la publication du rapport Mutsinzi[1]. Dans pareille condition, comment le simple citoyen peut-il encore s’informer objectivement ? Des titres tels que, “Rwanda, la preuve d’un génocide planifié”[2], “Habyarimana : un rapport disculpe le clan Kagame”[3], “Un rapport technique qui fait basculer l’histoire”[4], “Rwanda : révélation sur l’attentat qui a été le signal du génocide”[5], “Attentat du 6 avril 1994 : la vérité contre le négationnisme du génocide du Rwanda”[6], sont suffisamment expressifs pour se passer de tout commentaire.
Les circonstances actuelles se prêtent plutôt bien pour rappeler certaines réalités qui prévalaient au moment de l’attentat.
L’attentat aurait été perpétré par le noyau dur du régime qui avait décidé de se débarrasser d’un Président décidément trop mou à leur goût.
Le problème de pareille assertion est qu’elle méconnaît totalement la situation politique du mois de mars 1994. En effet, même les “extrémistes” avaient tout intérêt à ce que le processus de paix se déroule paisiblement jusqu’à son terme. Le point final de ce processus était l’organisation d’élections libres. Celles-ci allaient se solder par un vote à caractère ethnique : à quelques exceptions près, les Hutu voteraient pour des Hutu et les Tutsi feraient de même.
Dès lors, le FPR[7] savait, dès le début 1994, qu’il n’obtiendrait jamais la majorité nécessaire au sein de l’Assemblée nationale pour agir comme il l’entendait. Quel pouvait bien être l’intérêt de la CDR[8] de faire capoter le processus de paix alors que tous les autres partis (sauf le FPR) avaient marqué leur accord pour que la CDR obtienne un siège au sein de l’assemblée nationale de transition (ANT) et soit ainsi intégrée au processus de paix.
C’est sur base de cet accord, auxquels les ambassadeurs en poste à Kigali avaient pris une part active, que le gouvernement de transition et l’ANT devaient être mis en place le 25 mars 1994. Cette avant-dernière tentative, tout comme celle du 28 mars qui fut la dernière, se soldèrent par un échec. Le FPR avait décidé de jouer la politique de la chaise vide. En l’absence du FPR, les institutions de transition ne pouvaient pas être mises en place. Si ce dernier avait réellement voulu participer au jeu démocratique, il aurait pris la place qui lui revenait sur l’échiquier politique et aurait participé au développement d’un nouvel avenir pour tous les Rwandais. Mais de toute évidence, pareil projet n’entrait pas dans sa vision des choses. C’est à propos de l’échec de ces deux dernières tentatives de mise en place des institutions de transition et concernant le FPR que M. Jacques-Roger Booh Booh[9] écrit : Son masque venait de tomber. Il avait longtemps caché son jeu. Mais, cette fois, les choses étaient claires. (…) Tout laissait donc croire que ce mouvement était contre la paix[10].
Le piège de Dar es-Salaam.
Le 6 avril 1994, le président Habyarimana et le chef d’état-major des FAR[11] s’envolent vers la Tanzanie pour un sommet régional organisé à l’initiative du président ougandais Yoweri Museveni. Pour des raisons de sécurité, jamais, depuis l’attaque surprise du FPR en octobre 1990, le chef de l’Etat et le général Nsabimana[12] n’avaient quitté le pays en même temps. Déjà la veille, 5 avril, le président Habyarimana s’était interrogé sur l’intérêt soudain du président Museveni pour la question burundaise[13] et l’insistance exprimée par l’organisateur quant à la présence indispensable du chef d’état-major des FAR.
Arrivés vers 10 heures sur place, ce n’est qu’en début d’après-midi que les discussions débutent réellement. Celles-ci, selon plusieurs témoins, sont manifestement tirées en longueur par le président Museveni. Avec pour conséquence, l’impossibilité pour le chef de l’Etat rwandais de rentrer de jour à Kigali. Un entretien impromptu eut encore lieu à l’aéroport, retardant d’autant le départ. Tant et si bien que le président Habyarimana sollicita de son homologue tanzanien de pouvoir passer la nuit sur place. Cette demande fut diplomatiquement refusée sous prétexte que les services du protocole n’avaient pas prévu cette prolongation de séjour.
Le décollage du Falcon 50 eut finalement lieu vers 19h30. Or, le plan de vol initial, connu des autorités tanzaniennes, prévoyait un retour à Kigali pour 17 heures. Ceci offrait la souplesse nécessaire, en cas de petit retard, pour être de retour avant le crépuscule, conformément aux procédures de sécurité. Une différence de plus de trois heures par rapport au timing initial n’a rien de fortuit. Ce jour-là, le président Habyarimana et le général Nsabimana devaient absolument rentrer de nuit.
Finalement, lorsque l’attentat fut connu à Dar es-Salaam, la délégation rwandaise qui s’y trouvait encore fut désarmée et ne fut pas autorisée à regagner le Rwanda, malgré la présence sur place des moyens aériens nécessaires. Etrange manière pour un pays hôte de compatir à la désolation de leurs “frères” rwandais. Comme si la mort du président Habyarimana en faisait subitement des ennemis.
Admettons que les extrémistes soient responsables de l’attentat. Et puis, après l’avoir perpétré, qu’ont-ils fait ?
En tout état de cause, dans les heures qui suivirent cet attentat, la structure qui l’aurait pensé et exécuté est restée étrangement absente. Rien de ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un coup d’Etat n’a pu être observé à Kigali ou ailleurs dans le pays.
Tout d’abord, quand, à la suite de l’attentat, je me suis retrouvé avec le général Dallaire à la réunion du comité de crise qui s’est tenue à l’état-major des FAR, je n’ai pu que constater que j’étais en présence d’hommes profondément bouleversés et désemparés par ce qui venait de se passer et non face à des conspirateurs heureux du bon aboutissement de leur projet. Leur démarche n’avait d’autre but que d’évaluer les conséquences de la disparition du chef de l’État et du chef d’état-major de l’armée afin d’éviter que ce vide du pouvoir ne débouche sur l’anarchie.
Sans la moindre ambiguïté possible ils ont fait appel à la MINUAR pour les aider à gérer cette crise issue de l’attentat et aussi pour répercuter vers le Conseil de Sécurité l’expression de leur volonté de voir les institutions de transition se mettre en place le plus rapidement possible, conformément aux accords d’Arusha. Si des organisateurs de l’attentat s’étaient trouvés à ce moment-là autour de la table, cette réunion se serait déroulée de manière bien différente et qui plus est, dans pareille éventualité, j’ai de sérieux doutes que le général Dallaire et moi-même aurions été conviés à y participer.
À ce manque de prise en main du pouvoir, par l’une ou l’autre faction connue pour son opposition supposée au processus de paix ou à la personne du chef de l’Etat, correspond par contre le démarrage immédiat d’une offensive militaire d’envergure du FPR. Cette offensive, en totale contradiction avec les accords de paix d’Arusha, se terminera trois mois plus tard par une conquête sans partage du pouvoir. J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer dans les colonnes de “Rencontres pour la Paix” qu’il est impossible de profiter d’une opportunité comme la disparition du président Habyarimana et du général Nsabimana, pour improviser une offensive générale mettant en œuvre de nombreuses unités aux missions totalement différentes. Bien au contraire, pareil engagement ne peut qu’être le résultat d’un processus majeur de préparation comportant la conception de la manœuvre sur le plan stratégique, la diffusion des ordres jusqu’aux plus petits échelons et la mise en place de milliers d’hommes, dans les positions de départ, prêts à réagir à l’ordre d’exécution.
Tout cela ne s’organise pas au claquement de doigts, mais exige au contraire des délais importants et incompressibles. Il ne faut pas être un grand stratège pour comprendre ce genre de contrainte, c’est une question de bon sens élémentaire. A ceci s’ajoute également le fait que le FPR n’aurait pas été en mesure d’assurer le punch et la continuité de son offensive sans la constitution préalable de stocks importants de munitions, d’armements, d’équipements et de matériels divers.
Bref, une logistique à l’échelle des moyens humains mis en œuvre durant plus de trois mois d’opérations. Il n’y a aucun miracle en la matière, pas d’opérations militaires sans logistique adaptée. Il se fait que, fin mars 1994, le service de renseignement des FAR avait parfaitement localisé ces stocks dans la zone frontalière en Ouganda. On est en droit de se demander pour quelle raison la MONUOR[14] dont la mission était précisément de déceler ce genre de préparatifs n’a rien vu, alors que les observateurs en place avaient depuis pas mal de temps renseigné l’existence d’un intense trafic de camions à la nuit tombée ?
Les considérations qui précèdent méritent attention. Elles devraient, à tout le moins, susciter la réflexion et amener le lecteur à réaliser que le contexte dans lequel l’attentat du 6 avril 1994 a été perpétré n’est pas aussi simpliste que d’aucuns voudraient bien le faire croire.
Quant au rapport d’expertise proprement dit, demandé par les magistrats instructeurs Marc Trévidic et Nathalie Poux, je voudrais exprimer certaines interrogations qui me sont venues à l’esprit lors de sa lecture. Mon propos n’est pas de m’immiscer dans les aspects techniques pour lesquels je n’ai guère de compétence, mais plutôt d’aborder plus spécifiquement deux aspects, parmi d’autres, de la méthode de travail utilisée. En effet, il ne suffit pas de disposer d’experts et de matériels à la pointe des connaissances techniques, encore faut-il que les éléments de base retenus pour alimenter l’expertise soient fiables et corrects à 100%.
Les témoins et leurs témoignages.
Ce point, me paraît être le tendon d’Achille du rapport d’expertise. En effet, les conclusions des experts sont basées sur un nombre assez réduit de témoins, quinze témoignages ont été modélisés. Au regard des 53 missiles sol-air qui ont été étudiés afin de déterminer le système d’arme le plus susceptible d’avoir été mis en œuvre, ce nombre de témoins me paraît plutôt anémique. D’autant plus que le témoignage de plusieurs d’entre eux a été jugé trop peu concluant pour être exploité par les experts. Par contre, les témoins 2 & 3 dont il est tenu compte et qui se trouvaient à quelques mètres l’un de l’autre ont une divergence de 48° dans l’observation de la direction de départ des missiles.
Comment ne pas s’étonner, aussi, qu’aucun témoin de la zone de Masaka n’a été auditionné pour cette expertise[15]. Pourtant plusieurs d’entre eux ont bel et bien, in tempore non suspecto, témoigné de ce qu’ils avaient observé le 6 avril 1994 vers 20Hr30. Certains de ces témoins sont toujours en vie et je suis convaincu qu’un minimum de recherche et l’assurance de la confidentialité auraient permis de les entendre.
En tout cas, pareille absence porte le flanc à la critique et suscite la question bien légitime : comment, concrètement, s’est opéré le choix des témoins ? Avec comme question subsidiaire : le domaine de recherche des experts n’a-t-il pas été orienté à dessein ? En l’occurrence, je ne peux m’empêcher d’y voir une certaine similitude avec le choix opéré par la commission Mutsinzi. Celle-ci, déjà, n’avait pas jugé utile, parmi les 557 témoins rwandais contactés, d’interroger l’un ou l’autre habitant de Masaka et environs, sous prétexte que : Faute de connaissance technique minimum, leurs récits sont peu clairs sur la nature des phénomènes observés et parfois même invraisemblables[16].
A la lecture du dossier on se rend parfaitement compte que les experts accordent une grande pondération aux témoignages des docteurs Daubresse et Pasuch ainsi qu’à celui du lieutenant-colonel (à l’époque) Grégoire de Saint Quentin. C’est, en grande partie, sur base de leurs témoignages que les experts privilégient deux positions de tir possibles très proches de leurs habitations[17] et excluent les deux positions de tir potentielles dans la vallée de Masaka. Or, le 13 avril 1994,donc cinq jours après l’attentat, le docteur Daubresse déclare ce qui suit à l’auditorat militaire belge : J’ai vu, regardant en direction de l’est (NDLR : c’est-à-dire proche de la direction de Masaka), monter de la droite vers la gauche, un projectile propulsé par une flamme rouge-orange (…) distance maximale 5 km de notre localisation. La distance minimale très difficile à apprécier est de l’ordre de 1 km (…). Le même jour le docteur Pasuch confirme la déposition de son collègue Daubresse. Ces dépositions faites quelques jours à peine après l’événement ne correspondent en aucun cas à la conclusion de l’expertise.
La position du Falcon au moment de l’impact fatal.
Des extraits d’une lettre rédigée par le pilote du Falcon, Jean-Pierre Minaberry, figurent dans le rapport[18]. Il y exprime l’inquiétude de l’équipage due à la crainte que le bataillon du FPR cantonné à Kigali soit en possession de missiles sol-air[19]. On peut dès lors raisonnablement penser que le pilote, en plus de procédures d’approche différentes, a également envisagé l’une ou l’autre parade d’urgence dans le cas où l’avion aurait été la cible d’un tir de missile. Il est, en effet, expressément fait mention, dans le rapport d’expertise, de cette éventualité[20]. Or, dans leur analyse, les experts n’envisagent qu’une approche normale, c’est-à-dire parfaitement horizontale avec une légère inclinaison du nez de l’avion de 3° vers le bas.
Nous savons que le premier missile a raté le Falcon. Selon certains témoins ceci l’aurait déséquilibré ou, autre hypothèse, entraîné une manœuvre de dégagement. Ceci est tout à fait plausible de la part d’un pilote militaire, préoccupé de surcroît par ce type de menace[21]. Dès lors, en cas de dégagement, la position de l’avion n’est plus la même que celle envisagée par les experts. Or, ceux-ci ont exclu les deux positions de tir de Masaka à cause de leur éloignement, mais aussi au motif que de cette zone le second missile ne pouvait pas impacter l’aile gauche du Falcon[22]. Pour quelle raison les experts n’ont-ils pas procédé à une simulation afin de s’assurer, si dans une autre position que l’horizontale, l’avion ne pouvait pas être atteint à l’aile gauche à partir de Masaka ?
Conclusion
Bien tortueux sont les chemins qui mènent à la vérité. Quoi qu’il en soit, l’attentat du 6 avril 1994 reste un crime dont les auteurs devront répondre un jour ou l’autre. Toutefois, prenons garde que cet acte terroriste soit en réalité l’arbre que certains tentent d’agiter afin de cacher la forêt. L’attentat est une chose. Les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité voire de génocide, commis depuis 1990 dans la région des Grands Lacs au nom d’une idéologie totalitaire revancharde, en sont une autre. Ne nous laissons pas prendre au piège dans lequel certains voudraient engluer, une fois de plus, la communauté internationale. Peu importe les commanditaires de l’attentat d’avril ’94, ceci n’exonère en rien la responsabilité du FPR et de ses dirigeants pour les crimes imprescriptibles dont ils se sont rendus coupables depuis leur attaque du 1er octobre 1990.
Gardons en mémoire les différents rapports établis, au fil des années et au nom de l’ONU, par Robert GERSONY, Roberto GARRETON, Navanethem PILLAY ; ceux provenant d’Amnesty international, Human rights watch, African rights, International rescue committee, la Fédération internationale des droits de l’homme, l’Organisation de l’unité africaine ; sans oublier les rapports réguliers rédigés, depuis 2000, par un groupe d’experts à l’intention du Secrétaire général de l’Onu sur le pillage des ressources minières de la RDC. Ces rapports sont autant d’actes d’accusation dont l’actuel régime rwandais devra un jour rendre compte devant la justice internationale.
Luc Marchal
15/02/2012
[1] Du nom du président de la commission d’enquête rwandaise sur les causes, les circonstances et les responsabilités de l’attentat du 06/04/1994 contre l’avion présidentiel rwandais FALCON N° 9XR-NN.
[2] Libération.
[3] Agence AFP.
[4] Colette Braeckman.
[5] Nouvel Observateur.
[6] Le Monde
[7] Front patriotique rwandais (mouvement politico-militaire de la diaspora Tutsi).
[8] Coalition pour la défense de la République, ce parti reconnu comme extrémiste Hutu avait refusé, suite aux accords d’Arusha, de s’intégrer au processus de paix. En mars 1994, il avait décidé, avec l’accord des autres partis (sauf le FPR) de s’intégrer à ce processus.
[9] Chef de la mission de l’ONU au Rwanda ( MINUAR ).
[10] J-R Booh Booh, Le patron de Dallaire parle, éditions Duboiris 2005, p. 115.
[11] Forces armées rwandaises.
[12] Chef d’état-major des FAR.
[13] La situation interne du Burundi et les risques pour la sous-région constituaient les thèmes de cette réunion.
[14] Mission d’observation des Nations Unies Ouganda-Rwanda dont le chef était le général Dallaire.
[15] Il est bien question, p. 39 du rapport, de l’audition d’un témoin à Masaka, le 17 septembre 2010, mais aucune trace de son éventuel témoignage ne se trouve dans le rapport d’expertise.
[16] Rapport Mutsinzi p. 56.
[17] Un peu plus de 200 mètres pour la plus éloignée.
[18] p. 178 & 179 du rapport d’expertise.
[19] Cette même préoccupation m’a été exprimée par le Colonel Cussac (Attaché Défense français) au cours du mois de mars 1994.
[20] p. 183 et C2 du rapport d’expertise.
[21] Selon les témoins, l’intervalle de temps entre le premier et le second missile oscille entre 2 secondes (p. 73) et 10 secondes (p. 263).
[22] Les dégâts observables à l’aile gauche montrent qu’ils sont dus à l’impact du missile et l’explosion du kérosène.
Analyse de Bernard Lugan
Ce ne sont pas leurs conclusions que les juges Trévidic et Poux communiquèrent aux parties (défense, parquet et parties civiles) le mardi 10 janvier 2012, mais simplement le rapport des experts techniques (balistique, acoustique etc.,) mandatés pour les éclairer sur la question de savoir d’où furent tirés les missiles qui, le 6 avril 1994, abattirent en vol l’avion du président Habyarimana.
Ce document qui sera soumis à contre-expertise ne constitue qu’un élément du volumineux dossier concernant l’assassinat du chef de l’Etat rwandais. Simple étape dans la procédure, il ne permet aucune extrapolation car il ne dit pas qui a, ou qui n’a pas, abattu l’avion présidentiel. Enfin, dans l’état actuel de la procédure et du dossier, cette pièce ne rend en rien obsolète l’ordonnance rendue par le juge Bruguière en 2006.
Revenons-en donc aux seuls faits.
Le 6 avril 1994 vers 20h 30, alors qu’il allait atterrir à Kigali, l’avion du président hutu Juvénal Habyarimana fut abattu par deux missiles portables SAM 16 dont les numéros de série étaient respectivement 04-87-04814 et 04-87-04835 ; or, comme cela a été établi devant le TPIR, l’armée rwandaise ne disposait pas de tels missiles.
La traçabilité de ces engins a été reconstituée : fabriqués en URSS, ils faisaient partie d’un lot de 40 missiles SA 16 IGLA livrés à l’armée ougandaise quelques années auparavant. Pour mémoire, Paul Kagamé et ses principaux adjoints étaient officiers supérieurs dans l’armée ougandaise avant la guerre civile rwandaise.
Trouvèrent la mort dans cet acte de terrorisme commis en temps de paix, deux chefs d’Etat en exercice, les présidents Juvénal Habyarimana du Rwanda et Cyprien Ntaryamira du Burundi, ainsi que deux ministres burundais, MM. Bernard Ciza et Cyriaque Simbizi. Parmi les victimes se trouvaient également le Chef d’état-major des FAR (Forces armées rwandaises), le général Deogratias Nsabimana, le major Thaddée Bagaragaza, responsable de la maison militaire du président rwandais, le colonel Elie Sagatwa, beau-frère du président Habyarimana et chef de son cabinet militaire, ainsi que l’équipage français composé de MM. Jacky Héraud, Jean-Pierre Minoberry et Jean-Michel Perrine, tous trois civils.
Quelques heures après l’attentat, dans la nuit du 6 au 7 avril, et alors que l’armée rwandaise avait été décapitée, les forces militaires du FPR rompirent le cessez-le-feu en vigueur depuis 1993 et entamèrent la conquête du pays. Cette offensive avait été soigneusement planifiée puisque des moyens en hommes et en matériel avaient été pré-positionnés comme cela a également été amplement mis en évidence devant le TPIR.
Paralysée par l’embargo sur les armes et les munitions qu’elle subissait [1], l’armée rwandaise fut défaite. D’immenses tueries se déroulèrent dans le pays, le génocide des Tutsi étant selon le juge espagnol Merelles (2008), doublé d’un massacre de masse des Hutu par l’APR (Armée patriotique rwandaise), commandée par Paul Kagamé.
Depuis cet attentat, deux thèses s’opposent :
1) Celle de l’attentat commis par des « extrémistes hutu » qui auraient assassiné leur propre président ainsi que leurs propres partisans qui étaient à bord de l’avion afin de pouvoir déclencher un génocide qu’ils avaient programmé et préparé.
La principale faiblesse de cette thèse est que le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a, dans tous ses jugements concernant les « principaux responsables du génocide », que ce soit en première instance ou en appel, clairement établi qu’il n’y avait pas eu entente pour commettre ce génocide et qu’il n’avait donc pas été programmé.
2) Celle d’un attentat commis par le FPR sur ordre du général Kagamé afin de décapiter l’Etat rwandais et disposer d’un prétexte pour prendre militairement le pouvoir. Ethno-mathématiquement parlant, les élections prévues sous supervision de l’ONU allaient en effet donner une victoire automatique aux Hutu (+-90% de la population) sur les Tutsi (+-10%) et cela en dépit de leurs divisions. Cette thèse est notamment celle du juge Bruguière.
Saisi par les familles de l’équipage français et par la veuve du président Habyarimana, le juge Bruguière qui ne s’est pas rendu au Rwanda et qui a mené son enquête d’une manière classique, a rendu une ordonnance (novembre 2006) dans laquelle il accuse le président Kagamé d’avoir ordonné l’attentat qui coûta la vie à son prédécesseur.
Le juge Bruguière se fondait notamment, mais pas exclusivement, sur les déclarations et témoignages de plusieurs transfuges tutsi qui lui donnèrent force détails sur l’opération, dont les noms des membres du commando ayant abattu l’avion. L’un d’entre eux, Abdul-Joshua Ruzibiza, répéta ses accusations, sous serment cette fois, devant le TPIR et les procès verbaux des audiences concernées sont très clairs à ce sujet. Il se rétracta ensuite au sujet de ce qu’il avait déclaré au juge français, tout en confirmant ce qu’il avait dit aux juges du TPIR. Or, ses propos avaient été identiques. Puis, quelques semaines avant sa mort, il revint sur sa rétractation française et confirma devant les juges la version primitivement donnée au juge Bruguière.
L’ordonnance de soit-communiqué rendue au mois de novembre 2006 par ce dernier allait très loin puisque des mandats d’arrêt contre plusieurs membres du premier cercle de Paul Kagamé furent lancés et qu’il recommanda au TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda) d’inculper le président rwandais.
Le 6 février 2008, via Interpol, le juge espagnol Merelles qui soutient la même thèse que le juge Bruguière, lança plusieurs dizaines de mandats d’arrêt contre de hautes personnalités de l’actuel régime rwandais.
Le document remis aux parties par les juges Trévidic et Poux le 10 janvier remet-il en question cet exposé du dossier ?
Non, car la seule nouveauté qu’il contient concerne le lieu du tir des deux missiles [2]. Selon le rapport d’expertise, ce lieu se situerait « probablement » dans le camp militaire de Kanombe, soit à une distance d’à peine deux à trois kilomètres de la ferme de Masaka identifiée comme point de tir par le juge Bruguière. De plus, et il est important de le préciser, cette « probabilité » n’est pas apparue aux experts balistiques à la suite d’une démonstration, mais par élimination et en raison des arguments de l’expert acoustique, ce qui devra être étayé lors de la contre-expertise.
Les juges Trévidic et Poux vont maintenant devoir confronter ce rapport d’expertise aux autres éléments du dossier.
Ils vont ainsi et notamment devoir résoudre la question des étuis des deux missiles trouvés à Masaka, la question étant de savoir s’ils y ont été abandonnés par les tireurs de l’APR, ce qui ramènerait l’accusation dans le camp de Paul Kagamé, ou si, après avoir abattu leur propre président, leur propre chef d’état-major et leurs propres amis, les « extrémistes » hutu les y auraient déposés afin de faire croire à la responsabilité de l’APR/FPR.
Ils vont également devoir comparer le rapport d’expertise et ses « probabilités » à ceux des témoignages contenus dans le dossier et qui donnent avec une grande précision et une impressionnante quantité de détails le lieu du tir, à savoir Masaka, ainsi que les noms des deux tireurs et des membres de leur escorte, la marque et la couleur des véhicules utilisés pour transporter les missiles depuis l’Ouganda jusqu’au casernement de l’APR situé au centre de Kigali et de là jusqu’au lieu de tir à travers les lignes de l’armée rwandaise, ainsi que le déroulé minuté de l’action.
Ce ne sera qu’à l’issue de leur enquête, au minimum dans plusieurs mois, que les juges rendront leur rapport. Jusque là, tout n’est que spéculation, désinformation, propagande, en un mot « enfumage ».
Bernard Lugan
11/01/2012
Interview d’André Guichaoua sur France 24
André Guichaoua, professeur de sociologie à l’Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et témoin expert auprès du TPI pour le Rwanda répond aux questions de FRANCE 24.
FRANCE 24 : Les juges français chargés de l’enquête sur l’assassinat du président rwandais Juvenal Habyarimana ont présenté de nouveaux éléments dans un rapport d’expertise. Comment l’analysez-vous ?
André Guichaoua : Il faut respecter ce rapport qui apporte des éléments inédits. Il doit être pris très au sérieux. Les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux se sont donnés des moyens différents pour dénouer des témoignages en se rendant sur place et en s’appuyant sur des éléments scientifiques. Ces données semblent affaiblir les conclusions du juge Bruguière, qui avaient abouti au lancement en 2006 de neuf mandats d’arrêt contre des proches du président rwandais Paul Kagame. Toutefois, il faut rester prudent, car il ne s’agit pas d’une décision judiciaire définitive mais d’un rapport qui, par définition, peut être contredit, contesté ou confirmé. D’autant qu’il reste des zones d’ombres majeures et des éléments du scénario à éclaircir. Le rapport ne désigne pas, par exemple, les auteurs possibles de l’attaque. Il est donc trop tôt pour tirer des conclusions et l’affaire est loin d’être réglée.
F24 : Pourtant, Kigali s’est félicité des conclusions de ce rapport qui “rend justice”au Rwanda. Quel impact peut avoir cette volte-face judiciaire sur les relations entre la France et ce pays ?
A.G : L’impact ne pourra être que positif, même si certains ne manqueront pas de sous-entendre qu’il tombe à pic pour les deux pays qui sont engagés dans un processus de normalisation. Cependant, la fonction de ce rapport n’est pas de renforcer les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda ou alors ce n’est plus un document judiciaire mais politique, ce qui revient à faire insulte à la justice française et à sous-entendre qu’elle est aux ordres des politiques.
F24 : Après plusieurs années de tensions, la France a renoué les liens avec le Rwanda. Quels sont les enjeux d’un tel rapprochement ?
A.G : Depuis quelques années, le Rwanda est devenu une plateforme dynamique et incontournable à l’échelle de la région des Grands Lacs. Au point de jouer un rôle prépondérant sur le plan économique, notamment en matière d’investissements et d’échanges. La France ne peut rester à l’écart de cette région. Au plus fort de la crise diplomatique, Kigali avait fait en sorte que ses voisins ainsi que les pays de la sphère africaine anglophone -du Kenya à l’Afrique du Sud-, soient réservés à l’égard de Paris. Les Français ont toujours du mal à faire entendre leur voix dans certaines régions du continent, tant le dossier rwandais contribue à brouiller leur image. En outre, Paris reste soucieux de la stabilisation de la RD Congo. Or, l’Elysée sait parfaitement que rien ne peut se faire dans ce pays sans la bienveillance du Rwanda, qui peut jouer au choix, un rôle de stabilisateur ou de perturbateur. Autant de raisons qui ont poussé au réchauffement entre les deux pays.
Un rapport d’expertise français sur l’attentat du président rwandais Habyarimana, dévoilé mardi, exonère implicitement le camp tutsi. André Guichaoua, témoin expert auprès du TPI pour le Rwanda, analyse pour FRANCE 24 ce revirement judiciaire.
Par FRANCE 24 (texte)
> Un rapport d’expertise français sur l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président hutu Juvenal Habyarimana, dévoilé mardi, exonère les sept proches de l’actuel chef d’État Paul Kagame encore inculpés en France pour leur participation présumée à cet assassinat. Une attaque qui est considérée comme l’élément déclencheur du génocide rwandais. Cette réorientation de l’enquête pourrait ouvrir la voie au règlement du contentieux politico-diplomatique entre Paris et Kigali, après la détente amorcée il y a deux ans.
André Guichaoua, professeur de sociologie à l’Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et témoin expert auprès du TPI pour le Rwanda répond aux questions de FRANCE 24.
FRANCE 24 : Les juges français chargés de l’enquête sur l’assassinat du président rwandais Juvenal Habyarimana ont présenté de nouveaux éléments dans un rapport d’expertise. Comment l’analysez-vous ?
André Guichaoua : Il faut respecter ce rapport qui apporte des éléments inédits. Il doit être pris très au sérieux. Les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux se sont donnés des moyens différents pour dénouer des témoignages en se rendant sur place et en s’appuyant sur des éléments scientifiques. Ces données semblent affaiblir les conclusions du juge Bruguière, qui avaient abouti au lancement en 2006 de neuf mandats d’arrêt contre des proches du président rwandais Paul Kagame. Toutefois, il faut rester prudent, car il ne s’agit pas d’une décision judiciaire définitive mais d’un rapport qui, par définition, peut être contredit, contesté ou confirmé. D’autant qu’il reste des zones d’ombres majeures et des éléments du scénario à éclaircir. Le rapport ne désigne pas, par exemple, les auteurs possibles de l’attaque. Il est donc trop tôt pour tirer des conclusions et l’affaire est loin d’être réglée.
F24 : Pourtant, Kigali s’est félicité des conclusions de ce rapport qui “rend justice”au Rwanda. Quel impact peut avoir cette volte-face judiciaire sur les relations entre la France et ce pays ?
A.G : L’impact ne pourra être que positif, même si certains ne manqueront pas de sous-entendre qu’il tombe à pic pour les deux pays qui sont engagés dans un processus de normalisation. Cependant, la fonction de ce rapport n’est pas de renforcer les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda ou alors ce n’est plus un document judiciaire mais politique, ce qui revient à faire insulte à la justice française et à sous-entendre qu’elle est aux ordres des politiques.
F24 : Après plusieurs années de tensions, la France a renoué les liens avec le Rwanda. Quels sont les enjeux d’un tel rapprochement ?
A.G : Depuis quelques années, le Rwanda est devenu une plateforme dynamique et incontournable à l’échelle de la région des Grands Lacs. Au point de jouer un rôle prépondérant sur le plan économique, notamment en matière d’investissements et d’échanges. La France ne peut rester à l’écart de cette région. Au plus fort de la crise diplomatique, Kigali avait fait en sorte que ses voisins ainsi que les pays de la sphère africaine anglophone -du Kenya à l’Afrique du Sud-, soient réservés à l’égard de Paris. Les Français ont toujours du mal à faire entendre leur voix dans certaines régions du continent, tant le dossier rwandais contribue à brouiller leur image. En outre, Paris reste soucieux de la stabilisation de la RD Congo. Or, l’Elysée sait parfaitement que rien ne peut se faire dans ce pays sans la bienveillance du Rwanda, qui peut jouer au choix, un rôle de stabilisateur ou de perturbateur. Autant de raisons qui ont poussé au réchauffement entre les deux pays.
Attentat de Kigali:”la vérité a gagné”
Point de vue | LEMONDE.FR | 31.01.12 | 09h19 • Mis à jour le 31.01.12 | 09h19
par Filip Reyntjens, professeur à l’Université d’Anvers et auteur de Rwanda. Trois jours qui ont fait basculer l’histoire (Paris, L’Harmattan, 1995)
Le 10 janvier dernier, les juges Trévidic et Poux ont communiqué aux parties un rapport d’expertise sur la destruction en vol, le 6 avril 1994, de l’avion présidentiel rwandais, événement déclencheur du génocide. Il ne s’agit pas d’un rapport des juges, mais d’un important élément versé au dossier d’instruction qui contient de très nombreuses autres informations.
Il n’est pas étonnant que les avocats des personnes mises en examen, sept officiers de l’armée rwandaise, aient relevé, lors d’une conférence de presse, les éléments du rapport qui semblent favorables à leurs clients, qu’ils en aient donné une lecture sélective et qu’ils aient affirmé que “la vérité a gagné”. Il est normal également que le gouvernement rwandais ait accueilli le rapport avec satisfaction et affirmé que cette “vérité scientifique” met un terme aux accusations portées contre lui.
Ce qui est nettement moins normal est la façon dont la presse et certains autres commentateurs ont immédiatement tiré des conclusions péremptoires et définitives, alors qu’ils n’avaient pas lu le rapport, couvert par le secret de l’instruction, et qu’ils ne pouvaient se baser que sur ce que les avocats des mis en examen en aient dit et, peut-être, sur leur propre intime conviction. Ils font ainsi dire au rapport ce qu’il ne dit pas, en l’occurrence que l’attentat a été commis par les FAR de Habyarimana. Des propos parfois très durs et définitifs ont été tenus. Ceux qui ont osé suggérer que le FPR pourrait être derrière l’attentat sont accusés de négationnisme et ceux qui n’adhèrent pas à ce qui semble être soudainement devenu politiquement correct sont violemment pris à partie, voire même intimidés. Ainsi, les avocats des mis en examen annoncent qu’ils vont porter plainte pour “tentative d’escroquerie au jugement en bande organisée”. Certaines de ces affirmations pourraient bien avoir pour but d’orienter la suite de l’instruction, puisque, maintenant que “la vérité est connue”, il serait plus difficile pour les juges de conclure à une autre vérité.
Ayant fait des recherches sur cette affaire, j’ai été fort sollicité par les médias qui souhaitaient entendre mes commentaires. J’ai systématiquement refusé de me prononcer, puisque je ne pouvais commenter un rapport que je n’avais pas lu. Maintenant que le rapport d’expertise est disponible grâce à une fuite dont j’ignore l’origine, une analyse peut être proposée. Elle débouche sur des conclusions bien moins tranchées que celles qu’on a pu entendre ces dernières semaines.
Le rapport d’expertise tente de donner des réponses à deux questions principalement : l’endroit d’où les missiles ont été tirés et le type des missiles utilisés. Deux données techniques autorisent les experts à désigner les endroits de tir les plus probables: d’une part, le point d’impact du missile qui a touché l’avion, d’autre part des données acoustiques sur le bruit du souffle de départ des missiles que des témoins ont entendu. Notons que l’expert acousticien ne s’est pas rendu sur les lieux, mais a effectué une simulation sur un terrain militaire en France. Quant à l’endroit où l’avion a été touché, les experts se basent sur une approche normale, alors que l’avion aurait pu être dévié de sa trajectoire par le premier missile ou que le pilote aurait pu effectuer une manœuvre d’évitement, possibilité d’ailleurs signalée dans le rapport. Sur cette double base technique, l’expertise privilégie deux endroits à l’intérieur du domaine militaire de Kanombe, le cimetière et une position en bas du cimetière, tout en notant que la zone Masaka se situe dans le prolongement des endroits retenus.
Les experts estiment également que la position de Masaka est la meilleure de celles étudiées et que celles retenues offrent une probabilité d’atteinte de l’avion moins élevée, mais qu’elle était suffisante pour que, sur les deux missiles tirés, l’un d’eux puisse toucher l’avion. Plusieurs points doivent être notés à ce sujet. D’abord, contrairement à ce qu’ont affirmé de nombreux commentateurs, ces endroits ne se trouvent pas à l’intérieur du camp militaire de Kanombe (ce qui en toute probabilité désignerait les FAR), mais à la lisière d’un vaste domaine militaire d’une centaine d’hectares. Ce domaine n’était ni clôturé ni gardé. Les experts estiment en outre que le périmètre de lancement pourrait s’étendre vers l’Est ou le Sud, de l’ordre d’une centaine de mètres voire plus, ce qui situerait l’endroit de tir en dehors du domaine militaire.
Ensuite, deux importants témoins cités dans le rapport ont vu les traînées des missiles à travers la baie vitrée à l’arrière de la maison qui est située à la limite du domaine et qui est orientée vers la vallée de Masaka. Dans une déposition faite devant l’auditorat militaire belge le 13 avril 1994, une semaine après les faits, le colonel médecin Daubresse déclare qu’il a vu “regardant en direction de l’est (c’est-à-dire les environs de Masaka), monter de la droite vers la gauche, un projectile propulsé par une flamme rouge-orange” à une distance maximale de cinq km et une distance minimale de un km (les deux endroits retenus par les experts se situent à 116 et 203 mètres respectivement de la maison). Cette observation est confirmée le même jour par son collègue le colonel médecin Pasuch. Ces deux témoins ne situent donc pas le départ des missiles à l’intérieur du domaine militaire, mais dans la direction de la vallée de Masaka.
Enfin, puisque le lieu dit “La Ferme” dans la vallée à côté de Masaka a été cité comme lieu de départ des missiles, il est étonnant qu’aucun témoin de Masaka n’ait été entendu par les experts ni dès lors que leurs déclarations aient été vérifiées du point de vue acoustique. Or en octobre 1994 des témoins de Masaka m’ont dit avoir vu les missiles partir des environs de “La Ferme”, et cela à un moment où ni eux ni moi ne nous rendions compte de l’enjeu que constitue l’endroit de départ des tirs. On constate donc que l’expertise technique ne correspond pas forcément aux observations de témoins oculaires, et il appartiendra à l’instruction d’évaluer la force probante de ces données contradictoires.
Quant aux missiles utilisés, le rapport d’expertise conclut, par un processus d’élimination, à la probabilité qu’il s’est agi de SA16 d’origine soviétique. Les experts soulignent que leur conclusion n’est pas influencée par la découverte, près de “La Ferme” quelques semaines après l’attentat, de deux tubes de lancement de missiles SA16. Les experts notent que 50 à 60 heures de formation sont nécessaires pour pouvoir se servir de ces armes et qu’un novice ne peut pas mettre en œuvre un tel système. Or les anciennes FAR ne possédaient pas de missiles sol-air (elles avaient en vain tenté d’en acquérir), alors que le FPR s’en était servi pendant la guerre. Le juge Bruguière avait déjà établi que les missiles dont les lanceurs ont été trouvés près de “La Ferme” avaient été vendus par l’Union soviétique à l’Ouganda. Mes sources haut placées dans l’armée ougandaise affirment qu’ils faisaient partie d’un lot plus tard cédé au FPR.
Ces quelques constats montrent simplement que ceux qui ont affirmé qu’avec le rapport d’expertise, “la vérité est connue” aiment les histoires simples. Même si je pense toujours que les faisceaux d’indications désignent plutôt le FPR que les FAR comme auteur de l’attentat, je ne prétends pas connaître la vérité. Ce sera aux juges Trévidic et Poux de décider, à l’issue de leur instruction, sur base de tous les éléments du dossier et –surtout? en toute indépendance, si oui ou non il sera nécessaire de transmettre le dossier pour poursuites éventuelles. Puisque le gouvernement rwandais a salué le sérieux des deux juges, il faut espérer que leur décision mettra fin à une controverse vieille de près de 18 ans.
Rwanda : les idiots utiles de Kagame
Rony Brauman, Jean-Hervé Bradol et Claudine Vidal
Les découvertes du juge Trevidic ont relancé la polémique sur le Rwanda, une partie de la presse exonérant Kagame de ses responsabilités passées et présentes. « De tout temps, les conteurs comme leurs publics ont préféré les histoires où les bons combattent les méchants plutôt que celles où des salauds en affrontent d’autres » : Rony Brauman, ex-président de Médecins sans frontières, Jean-Hervé Bradol ( Fondation Médecins sans frontières) et Claudine Vidal (CNRS), tentent de mettre en lumière les véritables enjeux des réactions à l’expertise balistique du juge Trevidic.
Depuis dix-huit ans, des centaines de milliers de morts, rwandais et congolais, sont imputables au Front patriotique rwandais (FPR) mais aucun de ses membres n’a été condamné pour ces faits. Les sources existent, elles sont connues. Comment expliquer une telle absence de réponse face à ce qui peut être considéré comme des crimes contre l’humanité ? La quasi-unanimité de la presse française sur les prétendues conclusions du rapport balistique commandé par les juges français chargés d’instruire la plainte des familles dont les membres sont morts dans l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, le 6 avril 1994, fournit une nouvelle opportunité de comprendre comment le régime de Kigali assure son impunité.
“Ignominieux” : réaction de Stephen Smith à l’article de Libération du 11 Janvier 2012
Stephen Smith, Chargé de l’Afrique à «Libération» de 1988 à 2000, aujourd’hui professeur à l’université de Duke, aux Etats-Unis
«Irréfutable». Ce mot, qui a barré la une de Libération le 11 janvier, m’est resté en travers de la gorge. Non pas, comme le présument les auteurs des articles qui me citent nommément, parce que je ferais partie «des experts, des journalistes et des responsables français qui ont dû se sentir mal à l’aise» au lendemain de la présentation, au palais de justice de Paris, du rapport d’enquête sur l’attentat contre l’avion présidentiel qui, le 6 avril 1994, donna le signal du génocide au Rwanda.
Mais pour une raison que les ossements humains coiffés d’un crâne au-dessous de cette une sans appel viennent frapper d’indécence : l’expertise n’apporte aucune certitude. Non seulement elle ne nous apprend pas qui a déclenché l’extermination des Tutsis, mais surtout inclure parmi les suspects Paul Kagamé et le Front patriotique rwandais (FPR) ne mérite pas l’opprobre «négationniste» que certains, à Libération, jettent sur ceux qui ne pensent pas comme eux.
Je me félicite du travail des juges parisiens, qui relancent une enquête que le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) n’a jamais voulu mener. Cependant, chercher des preuves matérielles si longtemps après les faits, qui plus est dans le champ de mines politique que sont les relations franco-rwandaises, n’est pas tâche facile. Au bout de 314 pages, le rapport d’experts conclut que «la zone de tir la plus probable» pour les deux opérateurs de missiles ayant visé le Falcon-50 est le site de Kanombé, qui abritait le camp de la Garde présidentielle. Les tireurs se trouvaient-ils à l’intérieur ou à l’extérieur de l’enceinte du camp militaire jouxtant la résidence présidentielle ? Le rapport ne le dit pas.
L’élément nouveau est que Kanombé conforte à la fois l’angle de tir et deux témoignages au sujet du bruit de départ des missiles sol-air.
Ce qui n’est pas le cas de la ferme de Masaka, trop éloignée pour que ces témoins puissent avoir entendu les tirs. Il s’agit là d’une information importante car, à l’évidence, prendre position autour d’une ferme abandonnée ou aux abords, sinon à l’intérieur du camp de la Garde présidentielle, ce n’est pas pareil – en particulier pour les ex-rebelles du FPR. Mais cet indice efface-t-il tous les autres éléments d’instruction accumulés par la justice française depuis 1998 ?
Le régime du général Kagamé cherche à accréditer cette idée en exaltant une «vérité scientifique», qui désignerait comme seuls coupables possibles des Hutus extrémistes. Or, le rapport d’experts confirme, par exemple, que les missiles tirés étaient des IGLA1-SA 16, de fabrication russe. L’armée ougandaise, l’alliée du FPR, en disposait, contrairement aux Forces armées rwandaises.
Le rapport précise que «ce n’est pas un “amateur” ou un néophyte qui peut utiliser correctement ces missiles». Il indique qu’il faudrait 70 tirs d’entraînement, soit 50 à 60 heures d’instruction, «pour devenir un tireur opérationnel». Il faudrait donc croire que, dans une armée ne disposant pas de ce type de matériel, un groupe de conjurés se serait procuré cet armement, et se serait entraîné avec en toute discrétion, pour tuer son commandant en chef suprême, qui résidait en son sein et que ses galonnés fréquentaient au quotidien.
L’éditorial invoque «des officiers mis à la retraite, membres du clan mafieux familial, qui gravitaient autour du chef de l’Etat». Est-ce à dire que le président Habyarimana était un si fervent partisan de la paix qu’il avait mis à pied des membres de sa famille hostiles au partage du pouvoir avec le Front patriotique rwandais (FPR) ? Et que ces intimes ont préféré l’abattre en vol plutôt que dans son sommeil ? Finalement, la France aurait donc eu raison de soutenir à fond l’ancien chef de l’Etat. Les exterminateurs ont dû faire sauter ce verrou pour pouvoir passer à l’acte.
Il m’est reproché d’avoir été «l’un des premiers à incriminer sans preuves le FPR», dans Libération, dès juillet 1994. J’aurais ainsi poussé la porte pour d’autres «négationnistes» tels que André Guichaoua, expert témoin du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), professeur à la Sorbonne et auteur d’un ouvrage de référence (1). C’est ignominieux. En vérité, en se reportant à mon article, on constaterait qu’il examinait plusieurs hypothèses, dont celle de la responsabilité des Hutus extrémistes, sans s’autoriser à conclure «à l’ombre d’un génocide». Dix-sept ans plus tard, j’en suis toujours là. Même si je pense que l’hypothèse du FPR reste la plus plausible, je continue à chercher, faute de preuves… irréfutables. J’aimerais beaucoup que mon ancien journal fasse de même.
(1) «Rwanda, de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda» (1990-1994), éd. La Découverte, 2010.
vérité « irréfutable », vraiment ?
Alma Rodinson, journaliste indépendant, remet en cause l’interprétation dominante des expertises concernant l’attentat contre l’ancien président rwandais qui a donné le signal du génocide de 1994.
Article paru dans
Politis n° 1187
Les 11 et 12 janvier derniers, Libération et le Monde nous « révélaient » le mot de la fin concernant l’attentat contre l’avion de l’ancien président rwandais le 6 avril 1994 : « Irréfutable » pour Libération, « Une vérité qui dérange la France », selonle Monde. L’expertise technique, commandée par les juges antiterroristes français et présentée aux avocats des parties le 10 janvier, accuserait les extrémistes hutus et leurs supposés alliés. Sauf qu’à y regarder de plus près, c’est le point de vue de Kigali que cette presse a pris pour argent comptant. Seule la BBC, le 11 janvier, a donné les diverses interprétations des avocats.
Si Libération et le Monde s’étaient donné la peine de recouper l’info, ils auraient interrogé par exemple l’avocat d’une des familles des pilotes, à l’origine de la plainte. Lequel avocat a une toute autre interprétation du rapport. Car le dossier technique ne prétend aucunement révéler l’identité des tireurs.
D’autre part, si le site de Kanombe, privilégié par les experts comme zone de lancement des missiles, peut en effet mener à l’intérieur d’un camp militaire hutu, il peut également conduire à l’extérieur. Peut-on d’ailleurs raisonnablement imaginer que les extrémistes hutus auraient « signé » leurs tirs depuis l’une de leurs bases ? D’autant que l’avantage des missiles portés à l’épaule est précisément leur maniabilité. On ne peut donc exclure des infiltrations de la zone par le FPR. Les forces de l’ONU n’ont-elles pas constaté des brèches dans la clôture du cantonnement du FPR à Kigali à cette époque ? La seule évocation de Kanombe ne démontre donc rien.
Surtout, l’expertise, faute de traces matérielles après presque deux décennies écoulées, s’est appuyée essentiellement sur des témoins fournis par le régime rwandais, les témoins d’autres pistes ayant été écartés par les autorités comme cela avait déjà été le cas lors de l’enquête britannique [1]. D’autre part, pourquoi les témoins de Masaka, lieu qui pointerait plutôt la piste FPR, ont-ils été écartés ? Pourquoi l’expertise acoustique, sur laquelle la partie balistique se fonde, a-t-elle était faite à distance, depuis la France ? On ne sait comment ces pratiques ont pu être acceptées par les experts, ni surtout le crédit que leur accorderont les juges dans leurs conclusions. Mais il est certain que les parties civiles ont de quoi demander une contre-expertise dans un délai de trois mois. La propagande qui tente d’occuper le terrain est d’autant plus douteuse que la même expertise confirme que les missiles sont des SA 16, armes soviétiques qui mènent plutôt en Ouganda, où le FPR était basé à l’époque.
Dans l’ensemble du dossier, le rôle des témoins indépendants pèse lourd. Même s’il y a eu deux ou trois défections, des dissidents du FPR de plus en plus nombreux accusent Kagamé, y compris des ex-intimes de celui-ci. Tandis qu’on ne trouve nul ex-extrémiste hutu, libre de parole, pour accuser son camp depuis 1994…
Pourquoi cet unilatéralisme péremptoire de la presse française ? Sans doute parce que la stratégie du régime de Kigali est très efficace, sur le modèle israélien, avec une exploitation émotionnelle du génocide des Tutsis. Ce qui a, jusqu’à présent, réussi à faire oublier par la justice internationale les graves accusations portées contre Kagamé. Il l’a dit lui même : « Nous utilisons la communication et l’information sur la guerre mieux que quiconque. Nous avons trouvé un nouveau moyen de procéder » [2]. Kagamé est d’autant plus motivé qu’il joue son avenir : comment conserver l’image du sauveteur s’il est accusé d’avoir été le détonateur du génocide ?
Ce qui compte désormais, c’est la réconciliation officielle entre Paris et Kigali. Laquelle commença dès l’arrivée de Sarkozy à la présidence et de Kouchner aux Affaires étrangères. Kagamé veut la mettre à profit pour obtenir la disculpation de ses proches dans l’affaire de l’attentat. Pour le président français, il n’est pas très difficile de mettre « les erreurs d’appréciation » de la France au Rwanda sur le compte de ses prédécesseurs, tout en envisageant de retrouver un rôle en Afrique centrale. Les attaques rwandaises contre le rôle de la France peuvent aujourd’hui s’estomper au prix d’une entente cynique. Ainsi, tout en expiant sa faute passée (et toujours mal explicitée), la France entame une nouvelle relation avec un des pires dictateurs de la planète, sous la bénédiction d’une certaine presse et des faux amis du Rwanda.
[1] Philip Reyntjens, dans la critique du rapport Mutsinzi dans « l’Annuaire des Grands Lacs 2010-11 », éd. l’Harmattan.
[2] Conférence à Oxford le 28 mai 1998, citée par Gérard Prunier dans son ouvrage « Africa’s world war ».