Des officiers de France Turquoise à l’honneur

Sont élevés au grade d’officier de la Légion d’Honneur les colonels (cr) : Jacques Hogard ancien chef du Groupement Sud Turquoise (Cyangugu), Jean-Jacques Maurin ex-chef adjoint des opérations au Rwanda auprès de l’attaché de défense, Michel Robardey ancien conseiller technique pour la gendarmerie nationale rwandaise (criminologie) et Etienne Joubert chef du DAMI Panda (1992-1993), puis chef des opérations Turquoise Gikongoro.
Sont promus commandeurs dans l’Ordre National du Mérite les colonels (cr) : Cussac, Galinié et de Saint Quentin.

 

Le président de l’association France Turquoise félicite vivement les officiers promus pour cette distinction dont ils peuvent éprouver une légitime fierté.
La République leur rend hommage pour les éminents services rendus à la France, en particulier au Rwanda, répondant ainsi clairement aux inacceptables mises en cause portées contre eux pour leur action dans ce pays.

Général Lafourcade

Républicain Lorrain 26 mai 2010

Avec le recul, le général retient surtout de cette intervention un contexte particulièrement difficile : « les massacres ont débuté après l’assassinat du président rwandais le 6 avril  1994. Huit jours après, l’ONU décide de retirer 2000 soldats qui devaient encadrer le partage de pouvoir entre Hutus et Tutsis. La France a ensuite ramé pendant deux mois pour obtenir l’autorisation de mener l’opération Turquoise. Je pense que cette responsabilité écrasante de la communauté internationale n’a pas été assez dénoncée. »

Par le biais de son livre, Jean-Claude Lafourcade voudrait mettre définitivement fin aux accusations de complicité de génocide et de crime contre l’humanité. Il regrette le silence des plus hautes autorités de l’Etat dans cette affaire. « En reprenant les relations diplomatiques avec le Rwanda sans démentir  les accusations faites contre les militaires français, Nicolas Sarkozy entérine cette rumeur » affirme-t-il.

Et il conclut : « Depuis 2005 des ressortissants rwandais ont porté plainte contre les militaires français. Ces procédures n’ont pas encore abouti et cela renforce la suspicion à notre égard. Je souhaite que ces affaires soient enfin jugées pour que l’on puisse prouver qu’on n’avait rien à se reprocher pendant notre intervention au Rwanda. »

R. da S.

Transcription d’un article du « Républicain Lorrain » le 26 mai 2010

Comment un film de fiction instrumentalise l’histoire

« Opération Turquoise » est un film bien fait et bien joué. Reflétant correctement l’ambiance et l’environnement de cette opération, il « colle à la réalité ». La chronologie, les événements, les lieux, sont très proches du déroulement de l’opération et les personnages principaux, officiers des Forces Spéciales notamment, sont aisément identifiables.

Mais si le film montre avec réalisme un aspect limité de l’opération, il donne une présentation fausse et tendancieuse de l’attitude et de l’action des militaires français. Ces derniers apparaissent hésitants, remplis de doutes et peu convaincus du bien fondé de leur engagement. Au motif de liens antérieurs établis, ils affichent un manque d’objectivité dans l’exécution de cette mission présentée comme ambiguë et imprécise. Certains événements réels, tels que ceux qui se sont passés à Bisesero et à Butaré, sont modifiés en appui de la thèse générale du film qui se dégage au fur et à mesure de sa projection : les soldats de l’opération Turquoise n’ont pas tout fait pour arrêter les massacres car ils étaient complaisants avec les génocidaires. On suggère ainsi qu’ils ont peut être été complices du génocide.

 La réalité est toute autre et je tiens à réaffirmer des vérités incontestées en 1994 à l’issue de l’opération : la force Turquoise, qui agissait avec un mandat très clair de l’ONU, a arrêté les massacres  en pénétrant dans le Sud Ouest du Rwanda dés le 20 juin 1994 et sauvé des milliers de vies, ce qui n’apparaît nullement dans le film. Puis elle a désarmé les miliciens et les Forces armées rwandaises (FAR) qui se trouvaient dans la zone de sécurité créée (ZHS). Outre un soutien humanitaire important, elle a surtout permis de fixer dans le Sud Ouest du Rwanda trois millions de réfugiés qui fuyaient au Zaïre devant l’avance du Front Patriotique Rwandais (FPR) du général Kagamé risquant de provoquer une nouvelle catastrophe politique et humanitaire.

Je récuse l’insinuation, faîte dans le film, selon laquelle l’armée française aurait protégé les génocidaires dans la zone de sécurité et aurait facilité le passage des FAR vers le Zaïre sans les désarmer. Les principaux responsables du génocide avaient déjà quitté le Rwanda à notre arrivée et le gros des FAR, sachant qu’il serait désarmé dans la zone de sécurité, est passé au Nord de cette zone pour refluer vers Goma au Zaïre. J’ajoute que si le FPR avait à l’époque accepté le cessez le feu proposé par l’ONU et par les FAR, il y aurait eu moins de victimes et le Rwanda n’aurait sans doute pas eu de prétexte pour envahir la République Démocratique du Congo (RDC) en 1996 avec pour conséquences plusieurs millions de morts. Il est également vraisemblable que les affrontements et les massacres qui se produisent aujourd’hui dans l’Est de la RDC n’auraient pas lieu.

L’action positive de l’Opération Turquoise qui s’est déroulée sous le regard permanent de très nombreux observateurs français et étrangers, a été saluée en 1994 dans le monde entier. Les Nations Unies ont alors demandé à la France de prolonger son mandat. Alors pourquoi cette présentation partiale des faits ?

 Alors qu’une action judiciaire est en cours d’instruction à l’encontre de militaires de l’opération Turquoise, suite à des plaintes pour « complicité de génocide et crimes contre l’humanité » (sic), on peut penser que la thèse développée dans le film montrant l’action ambiguë des soldats français pourrait venir conforter ces accusations. Cela n’est pas sans conséquences, et je m’interroge sur l’alibi médiatique et juridique que procure le seul fait d’appeler « fiction » une réalisation qui instrumentalise l’histoire. Car est il légitime, sous couvert de fiction, de modifier impunément la réalité de faits concernant un drame historique bien réel ?

La réalisation de ce film au Rwanda, avec la bienveillance d’autorités qui ont rompu les relations diplomatiques avec la France parce que mécontentes d’une Ordonnance de la Justice Française les mettant en cause, laisse planer de sévères doutes  sur l’objectivité de ce film et sur ses objectifs.

Les militaires qui ont rempli au Rwanda une mission particulièrement difficile ne peuvent admettre que, au prétexte d’une fiction, leur personnalité soit ainsi représentée et leur action gravement mise en cause.

Général (2S) Jean Claude Lafourcade

La route piégée du Rwanda

D’emblée, Canal Plus donne le ton de son « grand film politique » diffusé ce lundi 19 novembre à 20 h 50 : « Le scénario s’inspire de faits réels. Les personnages sont de la fiction. »

Les faits réels portent sur un court épisode de la tragédie rwandaise de 1994 (le génocide qui fit 800 000 morts dans la communauté tutsie). Dans Opération Turquoise, le réalisateur Alain Tasma a voulu décrire les dix premiers jours de l’intervention humanitaire française, déclenchée en juin 1994 pour créer une zone sûre dans l’ouest du pays. L’objectif fixé par Paris était d’arrêter les massacres à l’encontre des Tutsis et d’éviter des représailles de masse contre les Hutus responsables du génocide.

Les « personnages de fiction » sont directement inspirés des soldats des Forces spéciales qui se déployèrent en précurseurs de « Turquoise ». Ils « ouvrirent la porte », découvrant les premiers l’horreur du génocide. Les noms propres ont été changés mais le nom des unités a été conservé. Clairement identifiés sous leur béret rouge ou vert, les personnages principaux sont parfaitement reconnaissables.

Leurs modèles se découvriront à l’écran comme des professionnels inquiets ou psychorigides, hésitants sur leur mission, d’une pénible impuissance et, pour certains, implicitement complices des génocidaires hutus. Ces profils sont caricaturaux. Ils ne ressemblent en rien aux officiers et aux soldats des Forces spéciales auprès de qui je fis une série de reportages en juillet 1994, sur les pistes de l’ouest du Rwanda, entre Gisenyi et Cyangugu.

 

La documentation réunie par les auteurs du film est impressionnante. Ils ont beaucoup lu et rencontré de nombreux protagonistes. Le scénario est riche, l’ambiance et le contexte de l’époque sont bien restitués. Les acteurs français sont plutôt crédibles, même si certains officiers abusent de la mâchoire crispée et de la nuque raide, image convenue et fausse, collée aux troupes d’élite.

Les acteurs rwandais sont saisissants de vérité et d’émotion. Lors du tournage au Rwanda, beaucoup ont revécu des scènes réelles qu’ils avaient endurées en 1994. Certaines séquences éclairent mieux que de longues explications l’effroyable mécanisme du génocide. Chaque communauté a peur de l’autre. Chacun subit la propagande de haine de son camp. « On les tue pour qu’ils ne nous tuent pas », murmure un massacreur, aussi sanguinaire qu’affolé.

Au fil des minutes pourtant, le malaise s’installe. « Nous n’avons pas voulu imposer au spectateur une quelconque vérité, rassurent les auteurs, Alain Tasma et Gilles Taurand. Nous avons scrupuleusement veillé à éviter toute caricature et toute forme de manichéisme, quitte à rendre parfois difficile la lecture des enjeux. » C’est le moins qu’on puisse dire. Tout concourt finalement à dessiner une image peu reluisante de « Turquoise » : le montage, les dialogues, les ellipses, les silences lourds de sous-entendus. La période choisie est trop courte pour pouvoir rester fidèle à la réalité. « Turquoise » dura deux mois, on n’en voit que dix jours. Le film donne de cette opération une image partielle, limitée et inexacte, regrette le général Jean-Claude Lafourcade, qui commanda “Turquoise”. Le film ne montre pas que l’armée française a arrêté les massacres, protégé les populations et sauvé des vies.

Des faits habilement présentés instruisent le dossier à charge, révélant l’une des sources principales des scénaristes : le livre procès du journaliste Patrick de Saint-Exupéry, accusateur de l’armée française, sans pour autant apporter les preuves de son réquisitoire. « J’ai vu le réel s’entremêler aux éléments de fiction jusqu’à s’y fondre, raconte Saint-Exupéry. J’ai moi-même parfois été pris au piège. »

Ce retour au Rwanda semble en effet piégé. Par petites touches habiles, le film accrédite la partialité des soldats français, leur connivence avec les génocidaires, leur lâcheté devant l’horreur. Premier exemple : Bisesero, une épouvantable zone de massacres. « Retenez bien ce nom », insiste le script. Le film laisse croire que les français passèrent leur chemin pour ne revenir que deux jours plus tard. Trop tard. C’est faux : une vaste opération fut aussitôt déclenchée pour protéger la zone.

La séquence montre des Tutsis apeurés autour desquels rodent les tueurs armés de machettes. L’un d’eux s’adresse à un adjudant français : « Vous nous condamnez à mort. Vous ne valez pas plus qu’eux. » La scène est poignante. Mais lorsque l’adjudant baisse la tête sans rien dire, c’est toute l’armée française qui semble accepter ainsi l’accusation de « complicité de génocide ».

Second exemple : Butare. Les commandos français évacuèrent des dizaines d’enfants hutus menacés. Le film montre l’interception et la fouille du convoi par des soldats tutsis. Un Rwandais est abattu sous les yeux effarés des officiers français, impuissants. C’est tout simplement faux. « Le convoi fut effectivement attaqué mais il passa en force au prix d’une fusillade intense, corrige le général Lafourcade. Aucun Rwandais ne fut tué sous les yeux des soldats français de Turquoise. »

« Ce n’est pas un film à thèse, se défend Fabrice de La Patellière, directeur de la fiction française sur Canal Plus. Nous avons voulu traiter les zones d’ombre de cette opération étrange et tirer les conséquences de ce que nous savons. » Mais quelles zones d’ombre, quelles conséquences, si ce n’est d’instiller dans le téléspectateur le poison du doute : et si l’armée française avait été complice du génocide rwandais ?

Se voulant « au plus près de la réalité » mais évidemment incapable de traiter la complexité rwandaise en 110 minutes, cette Opération Turquoise néglige des informations indispensables pour comprendre la complexité des faits, pour éclairer honnêtement l’attitude de cette poignée de soldats français jetés sur ces pistes perdues, dans l’urgence, parant au plus pressé dans ce maelström de violences, sous l’œil froid des Nations unies et le regard permanent des journalistes accourus du monde entier.

Lorsqu’un militaire français avoue sa détresse et sa colère légitime – « Dans quel merdier les politiques nous ont mis ! » –, rien ne vient préciser que la communauté internationale se révéla d’une lâcheté absolue, qu’elle ferma les yeux sur les premières atrocités commises à Kigali. Ses casques bleus, commandés il est vrai par un général canadien incapable, plièrent bagage, laissant la France bien seule dans cette opération Turquoise. Trop peu nombreux, mal équipés, mal renseignés, sans mandat vraiment clair, les militaires français réussirent tout de même à sauver, soigner et sécuriser une partie du pays pendant deux mois (juin-août 1994).

Au nom de l’association France-Turquoise, le général Lafourcade a demandé à Canal Plus un avertissement indiquant que « cette œuvre ne reflète pas l’exacte réalité de “Turquoise” ». Cette semaine, il attendait encore l’accord de la chaîne.

Le film n’oublie pas d’adresser ses remerciements au général président rwandais Paul Kagamé et à son chef d’état-major, James Kabarebe. Ce dignitaire tutsi est fortement suspecté de crimes de guerre au Rwanda et au Congo.

Film « Opération Turquoise »

Comment un film de fiction instrumentalise l’histoire.

 

A la suite de de la diffusion sur l’antenne de Canal+ du film "Opération Turquoise" l’association France Turquoise communique :

« Oeuvre de pure fiction, ce téléfilm ne reflète pas la réalité de l’opération humanitaire Turquoise, menée à l’initiative de la France du 22 juin au 22 août 1994 au Rwanda. Il comporte de graves inexactitudes sur l’attitude de l’armée française face au génocide rwandais. Le commandement de l’opération Turquoise s’élève contre cette présentation inexacte et met en garde le public contre toute interprétation qui pourrait en être tirée. »

Rwanda : témoignage du Commandant de l’opération Turquoise

Rappelons brièvement les faits :

Dans les jours suivant l’assassinat du Président rwandais(d’origine Hutu), l’essentiel de la force de l’ONU (MINUAR) s’étant retirée, près de 800000 personnes, en majorité des Tutsis, sont massacrées par les Hutus sans que la communauté internationale intervienne. Fin juin, sur proposition de la France l’ONU décide l’envoi d’une force internationale pour mettre fin aux massacres, sans prendre part au conflit entre les armées hutu et tutsi : c’est l’Opération Turquoise. L’action est suivie sur le terrain, souvent avec suspicion, par de très nombreux observateurs français et étrangers (medias, ONG etc.…). Il est trop tard pour empêcher le génocide, mais Turquoise permet d’y mettre fin en sauvant des milliers de vies. Elle fixe sur le territoire une grande partie de la population, fuyant vers le Zaïre, face à l’armée du FPR (Tutsis de l’extérieur) commandée par le Général Kagamé. Celui-ci met en déroute l’armée du régime en place et provoque la fuite des populations à l’extérieur du pays, qui a pour conséquence le déclenchement d’une grave épidémie de choléra. Le bilan de Turquoise est alors largement salué à l’ONU et dans les medias du monde entier.

 

En 1997 la Mission d’Information Parlementaire Française présidée par M. Paul Quilès, réalise sur le sujet un travail approfondi et digne d’une grande démocratie, qui répond aux accusations qui se font jour contre l’action de notre pays et de son armée au Rwanda.

 

Dix ans après ces évènements, des plaintes, étonnamment tardives et actuellement en cours d’instruction, sont déposées contre l’action des soldats français au Rwanda qui se seraient rendus « complices du génocide ».

Or, j’affirme qu’il n’y a eu aucune ambiguïté dans les instructions reçues, données, et dans la façon dont celles-ci ont été exécutées. Dire que l’armée française a agi en « complice du génocide » est faux, diffamatoire et inacceptable.

C’est pourquoi j’ai créé l’Association France-Turquoise, dont l’objet est de défendre les militaires injustement attaqués et de contribuer à l’établissement de la vérité sur ce drame.

Dés 1994, je m’étais posé des questions sur la stratégie du Général Kagamé : Intervention inexplicablement tardive de son armée, refus de tout cessez-le-feu …etc.

Face à l’impossibilité de prendre le pouvoir par la voie démocratique initiée par les accords d’Arusha auxquels avait contribué la France, la solution n’était-elle pas une conquête militaire par la force quelqu’en soit le prix ?

Peut être pour éviter une mise en cause devant la communauté internationale, le régime de Kigali a préventivement contre attaqué : outre les violentes critiques et les plaintes mentionnées, en créant une commission d’enquête interne destinée à « montrer l’implication de la France dans le génocide »…

Jouant sur l’émotion que suscitent de telles horreurs, et s’appuyant efficacement sur des relais d’opinion bien organisés, le Président Kagamé fait tout pour attiser la culpabilité de l’opinion et accuser la France.

Or, je constate que les mêmes qui condamnent l’inaction de la communauté internationale dans ce drame fustigent l’action de la France, qui a eu seule le courage d’intervenir. Les mêmes qui déplorent l’inaction de la Justice internationale récusent l’action de la Justice française parce qu’elle n’a pas conclu dans le sens souhaité par ceux qui voulaient l’empêcher d’enquêter sur les origines de l’attentat.

Il n’est pas question de nier le génocide rwandais, mais de chercher à faire la lumière sur ses origines. Et s’il s’avère que la réalité est plus complexe qu’on ne le pensait, c’est refuser de la voir que d’accuser de révisionnisme ou de négationnisme ceux qui cherchent à l’éclairer. Car dénoncer les manœuvres de l’équipe au pouvoir à Kigali ne consiste pas à nier le génocide ni à ignorer les responsabilités de l’équipe qui était antérieurement au pouvoir au Rwanda.

L’Association France-Turquoise a reçu l’appui de nombreuses personnalités venant d’horizons politiques variés. Elle agit en concertation avec le Ministère de la Défense. Elle bénéficie du soutien de plusieurs parlementaires français (*).

S’agissant de la défense de notre pays cette action dépasse la mission d’une association. Il est donc essentiel que les parlementaires soient informés de ce sujet et qu’ils prennent conscience de ses enjeux.

 

 

Général (2S) Jean Claude Lafourcade

Président de l’association France Turquoise

 

(*) Une délégation de l’association existe au sein de l’Assemblée Nationale à l’initiative de Michel Voisin, député de l’Ain, vice-président de la Commission de défense Nationale.

Les désarrois des soldats de l’opération «Turquoise»

Les désarrois des soldats de l’opération «Turquoise»

 

Dans la zone qu’ils contrôlent, les soldats de l’opération «Turquoise» attendent la relève de l’ONU. Alors qu’ils sont confrontés à mille tâches, leur mission reste ambiguë. Et délicate…Ce fut, naguère, un bâtiment voué aux fastes du régime déchu. C’est désormais là, dans l’immense amphi de la préfecture de Kibuye, que s’esquisse le devenir de la «zone humanitaire de sécurité» (ZHS), établie le 4 juillet dans le sud-ouest du Rwanda par les troupes françaises. Du passé, le décor n’a retenu qu’un portrait haut perché du défunt président Juvénal Habyarimana. En guise de public, une centaine d’habitués hutus, résidents ou déplacés venus chercher refuge sous l’aile de l’opération «Turquoise». Théâtre aux armées? A la tribune, au pied de la scène que masque un immense rideau kaki, les acteurs ont pris place. Au centre, le colonel Patrice Sartre, patron du dispositif. C’est à lui qu’échoit, par la force des choses, un rôle délicat de composition: tout à la fois surveillant général, inlassable bienfaiteur et administrateur colonial. A ses côtés, quelques rescapés du répertoire d’hier: un bourgmestre, un médecin, deux anciens préfets. Et, non loin, ce duo de débutants noués par le trac: deux officiers – un Russe, un Autrichien – de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar), censée prendre sous peu la relève du contingent tricolore.

 Gare au moindre accroc!

La pièce se joue tous les trois jours, lorsque se réunit en séance plénière le «comité d’initiative» local, mis sur pied par les «parrains» français. Sa mission? Combler le vide abyssal laissé par la débandade des notables, fuyant dans l’exil l’avancée du Front patriotique rwandais (FPR), maître à Kigali. Il sera question de pénurie de carburant, de latrines à creuser, des bâches que s’arrachent les sans-logis et des vivres dont ils manquent, du choléra, apparu la veille au camp voisin de Mabanza. Et, plus encore, du sort réservé par les vainqueurs à «ceux qui rentrent». L’inquiétude qu’éveille le départ annoncé du colonel, la terreur que suscite le FPR, la méfiance obstinée envers cette Minuar peuplée d’anglophones. A l’heure du passage de témoin entre soldats «turquoise» et Casques bleus – «tuilage», en jargon militaire – le moindre accroc s’avère fatal. Constat d’un officier épris d’Afrique: «En cas de fiasco, 500 000 déplacés filent illico au Zaïre. Un sans-faute. Et seuls quelques milliers choisiront l’exode.» «Un départ brutal, prédit en écho ce volontaire de Caritas, et c’est le chaos assuré.» Certes, après avoir juré de vider les lieux le 31 juillet, puis le 22 août, terme du mandat onusien, Paris envisage de différer quelque peu l’échéance. Scénario suggéré, au grand soulagement des Nations unies, par Edouard Balladur, lors de sa visite éclair à Goma et Kibuye. Certes, on promet de maintenir un bataillon de soutien logistique. Bien sûr, à Gikongoro (est de la zone), où une première compagnie ghanéenne a pris ses quartiers, des patrouilles mixtes s’ébauchent. Tandis que le détachement sénégalais s’emploie, dans le sillage des Français, à «conquérir» en douceur Kibuye. Sans doute finira-t-on par convaincre d’autres «amis africains» de fournir des Casques bleus. Ou par persuader le FPR de lever son veto à l’encontre des nations francophones du continent noir. Cela suffira-t-il? Qu’il s’agisse d’effectifs ou d’équipements, les promesses affluent, mais les actes tardent. La «zone sûre» paraît avant tout riche de zones d’ombre. Un patchwork de contingents peut-il agir avec autant de cohésion qu’une force homogène résolue, entre autres desseins, à entraver toute incursion du Front dans son sanctuaire? Epoque révolue, à en juger par le diagnostic qu’avancent en chœur un haut gradé tricolore et un observateur de la Minuar: «La ZHS fait partie intégrante du Rwanda, dont tout le monde, y compris la France, reconnaît le nouveau gouvernement. Dès lors, il s’agit de faciliter un transfert de souveraineté sans heurts.» Le consensus s’arrête là. «Turquoise, note amèrement l’officier onusien, a bloqué un temps l’horloge de l’Histoire. A nous de jouer avec, en prime, un désastre humanitaire imminent.» Singulier paradoxe: la France part en laissant, de fait, les clefs à un vainqueur combattu par les armes. Durement, au besoin. Flanquée d’un indolent troupeau de vaches et de chèvres, la maigre cohorte progresse sans hâte vers la frontière «franco-FPR». C’est ici, au col de Ndaba, que 65 000 Rwandais ont franchi la «ligne de contact» pour regagner leurs cases et leurs arpents. Comment deviner, au vu de cette paisible transhumance, que le tracé nord de la ZHS fut l’enjeu d’accrochages féroces? A la mi-juillet, un échange d’obus de mortier se solda ainsi par la mort de 12 combattants du Front. «Tir chanceux, convient un officier français, et qui aura porté. Le lendemain, l’un de leurs colonels s’est enquis des conditions d’admission à l’Ecole de guerre. Et, depuis, les tentatives de grignotage ont cessé. Il se borne, pour l’essentiel, à infiltrer des agents politiques venus prêcher le retour ou repérer les massacreurs.» Entrave-t-on leur croisade? «S’ils sont sans armes, non. D’ailleurs, nos intérêts convergent.» Le courant passe-t-il? Ce serait trop dire. On se voit, on se parle. Mais il arrive qu’un émissaire français, venu à l’improviste enquêter sur la mort suspecte de trois paysans, rentre bredouille après avoir lanterné une heure et demie face à une poignée de sous-fifres procéduriers. Et Kigali tient pour un camouflet la venue d’Edouard Balladur, le 31 juillet, dans la seule enclave échappant à son emprise. Pour quitter les huttes de branchages du camp de Ciyanika, Hamisi, jeune chef de chantier musulman, pose deux conditions: «Un, que les « inkontanyi » – maquisards du FPR – rentrent dans les casernes. Deux, que l’on désarme les Tutsi revenus du Burundi.» Dans le «no man’s land tacite» qui sépare les ultimes postes «turquoise» des guetteurs tutsi, naviguent au jugé et le ventre creux des déplacés hésitants. Le mal du pays et le spectre du choléra les poussent à rentrer. Les rumeurs de sévices, meurtres, bastonnades ou interrogatoires appuyés, infligés «en face» au nom de la chasse aux miliciens, déclenchent des refus désordonnés. «Comment? Je ne suis pas côté français?» Désemparé, ce Hutu vient d’apprendre que les contours du réduit épousent imparfaitement ceux de la préfecture de Kibuye. «Là-dessus, grommelle un officier supérieur, la Minuar nous a piégés. Elle a cédé au FPR.» Comment dissiper frayeurs et équivoques? Comment «fixer» le 1,2 million de déplacés hutu, tentés de suivre leurs protecteurs à l’heure du retrait comme ils suivirent leurs chefs dans la déroute? Sur le bureau du brillant lieutenant-colonel Erik de Stabenrath – un ancien de Sarajevo, comme le colonel Sartre – installé avec ses hommes au «village d’enfants» de Gikongoro, voici une imposante pile de tracts, rédigés en kinyarwanda: «Avis à la population. La guerre est finie, il ne faut plus avoir peur. Votre sécurité est garantie par la présence des forces françaises. Ceux qui vous incitent à fuir au Zaïre vous trompent. Là-bas, vous ne trouverez que la faim, la maladie, le désespoir et la mort (…). Tout individu surpris à piller ou à molester sera sévèrement puni.»

Un étonnant arsenal

Ce fut là la première tâche de Turquoise: restaurer un semblant de calme. A Cyangugu (extrême sud du lac Kivu), ville dépouillée jusqu’à l’os, on dut parfois faire le coup de feu contre les charognards, bandits armés et miliciens («interahamwe») en rupture de ban, friands de vivres, de tôles et de montants de fenêtre, aussitôt vendus côté zaïrois. Surpris en flagrant délit, les pillards devront un jour, sous la menace des légionnaires du lieutenant-colonel Jacques Hogard, ramener leur butin au dépôt du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Non loin de Gikongoro, dans ce poste avancé, les armes saisies quotidiennement enrichissent un étonnant arsenal. On y trouve des kalachnikovs, d’antiques MAS 36, voire un FM 24-29, mythique fusil-mitrailleur des campagnes d’Indochine. Caritas, Care, AICF: les trop rares organisations non gouvernementales (ONG) engagées dans le Sud-Ouest savent gré à Turquoise d’avoir «pacifié» la zone. Et de les épauler sans rechigner, dépannant, le cas échéant, un camion resté en carafe dans la forêt de Nyongwe. Quand elle n’assume pas seule la survie d’un camp de fortune. «Un appui logistique énorme», tranche Philippe (Solidarité). C’est donc sans allégresse que tous voient paras et marsouins remballer leur paquetage. L’action prendra souvent un tour très politique. On verra, ici, un officier recevoir la reddition d’une poignée de ministres. Ou éconduire, là, des notables en quête de retraite, avant d’inciter les cadres de l’armée vaincue à se dissocier d’un gouvernement en exil «qui a amplement démontré sa nullité». Parfois, tel sous-off cède à la tentation de faire la police ou d’administrer la justice. Excès de zèle inopportun, au dire de ce capitaine, partisan d’un retrait rapide: «On ne va pas enquêter sur un vol de moto et juger son auteur. Car, à ce stade, l’alternative est simple: ou partir ou rejouer la colonisation.» C’est que, dans un secteur guetté par l’anarchie, il fallut parer au plus pressé. «Plus d’Etat, constate le lieutenant-colonel Hogard. Un préfet disparu dans la nature. Aucune force de maintien de l’ordre. Pas l’ombre d’un service public. Nous avons donc remis en marche l’usine d’électricité et la centrale des eaux.» Là où, échappant au vent de folie antitutsi, gendarmes et gardes communaux ont tenté en vain d’entraver les pogroms, on s’efforce même de rétablir leur autorité. Prélude à la reconstruction d’une administration locale. Kibuye a son «comité», Gikongoro aura bientôt le sien. S’y côtoieront un journaliste, un médecin, un ingénieur agronome et un ex-ambassadeur à Moscou. Coincés entre le marteau FPR et l’enclume des miliciens impénitents, ces courageux volontaires risquent gros. Le seul fait d’avoir échoué en zone française les rend suspects aux yeux des uns. Tandis que les autres les affublent du costume peu flatteur de «collabos». Ainsi, Fidèle Uvyzeye, 46 ans, préfet de Gitarama, destitué en mai dernier, aujourd’hui chargé – tâche ingrate – de répartir les secours du camp de Nyamishaba. Parce qu’il prêche le retour, on le suspecte de complicité avec le FPR. «Franchement, j’ai peur», avoue ce géologue formé à l’école soviétique. Il a, sous l’égide du colonel Sartre, rencontré par trois fois le colonel Charles ou le major John, chefs locaux du Front. De là à envisager sereinement l’arrivée des vainqueurs… «Au fond, j’ignore ce qu’ils pensent vraiment de nous.»

Châtier les assassins

Les nouveaux maîtres ont le choix des armes. Ils peuvent demain, au risque de vider la zone pour longtemps, parachever en force leur triomphe militaire. D’autant que la base rêve de vengeance. Rescapés de Nyarushishi et miraculés de Bisesero, les Tutsi veulent châtier les assassins. On en vit certains, tout juste exfiltrés d’une zone hostile, injurier et menacer les Hutu errants que croisaient leurs camions. Dans le Bugesera (Sud), des exilés de 1959, venus du Burundi, s’emparent de fermes à l’abandon. S’il parvient à «surmonter sa victoire», le FPR peut aussi, plus sagement, et à condition de maîtriser ses ultras, opter pour la transition douce. Le 24 juillet, Fidèle et ses amis ont adressé à Kigali un courrier tout à la fois inquiet et déférent. Ils y rappellent les engagements de retenue pris envers réfugiés et déplacés. «Pour convaincre les gens de rentrer, ces garanties ne suffisent pas, avance le père André Sibomana, rédacteur en chef de "Kinyamateka », revue incisive honnie par l’ancien régime. Des actions s’imposent. Il faudrait par exemple que le pouvoir sanctionne publiquement les agents du FPR coupables "d’exactions.»

A Kibuye, la réunion du «comité d’initiative» touche à sa fin. Devant la préfecture, on s’attarde quelque peu. Deux Rwandais devisent en allemand avec le Casque bleu autrichien. Lequel promet d’élucider le sort d’une poignée de déplacés, dont l’entourage a perdu la trace depuis leur retour à Kigali. Désireux de retrouver là-bas son ministère, un fonctionnaire légaliste confie au colonel Sartre, promu messager en la circonstance, une offre de service. «Notre but, lance l’officier français, n’était pas de laisser un bon souvenir.» Sur ce point, nul doute qu’il aura échoué.

 

Vincent Hugeux, envoyé spécial de l’Express- publié le 04/08/1994 mis à jour le 17/12/2003. (Le titre et les sous-titres sont de l’auteur, les illustrations sont de le fait de l’association France turquoise)